Kira et les brebis des Causses
Chaque samedi, l’actualité lotoise vue par Philippe Mellet et surtout par ses chats.
« Les chats sont comme nous, ils ont leurs habitudes, il aiment que des rendez-vous jalonnent leur calendrier. Ce sont des repères tangibles dans un univers si agité. La transhumance printanière des brebis du Causse qui font le trajet en quelques jours de Rocamadour à la vallée du Lot en fait partie. La semaine prochaine, ma petite Kira ira observer – comme l’on va regarder une étape du Tour de France cycliste – les troupeaux descendre de Nuzéjouls vers Crayssac. Ma protégée féline qui par ailleurs n’accepterait jamais que je lui ordonne de suivre un chemin pré-défini (par moi-même), ne serait-ce que dans le petit jardin qui jouxte la maison, est fascinée par la « bravitude » (merci madame Royal pour ce néologisme désormais ancré dans nos dictionnaires intimes) des paisibles bêtes qui, sans le savoir, marchent si docilement pour la bonne cause, ignorant qu’elles participent au regain d’une tradition, et une fois arrivées, au débroussaillage, au maintien de la biodiversité et à la prévention des risques d’incendie sur Luzech et ses environs.
L’an passé, toutefois, Kira avait salué le caractère d’une de ces brebis à lunettes noires qui s’était écartée pour profiter d’un carré d’herbes fraîches. Un temps, l’animal avait oublié Panurge, un temps, l’animal avait ignoré les aboiements et les ordres, un temps, l’animal avait pris son… temps. Vingt secondes, trente, quarante? Combien de « temps » justement dura cette parenthèse ? Pas plus que Kira je n’ai regardé ma montre. Et puis soudain, comme revenue à elle au sortir d’un rêve, la brebis piqua un sprint pour rejoindre le peloton. Enfin, le troupeau plutôt. L’épisode avait plongé Kira dans un vaste questionnement. « A quoi pensa-t-elle durant ces dizaines de secondes ? A manger seulement ? A-t-elle, même très brièvement, imaginé que ce petit bord de route, au sortir d’un hameau, pourrait très bien lui convenir de manière plus pérenne ? A-t-elle envisagé un seul instant faire savoir aux bergers et aux autres, qu’aussi noble était la mission que les hommes confiaient aux brebis au terme de la transhumance, elle, en toute indépendance, préférait jeter l’éponge ? » Vous ne serez pas surpris qu’une nouvelle fois, je me trouvai bien démuni pour répondre à ma tigresse domestique (qui l’est si peu). J’ai laissé ma chatte à ses songes et à ses digressions.
Avant de l’informer, alors que nous achevions cette chronique, du décès du chanteur Jacques Higelin. « Les temps sont durs pour les poètes » a soupiré Kira. Puis, nous avons écouté quelques uns de ses grands succès. Jacques Higelin s’était produit en 2014 à Cahors à l’occasion de la sortie de son avant-dernier album, « Beau repaire ». Joli titre, vraiment. On ne pourrait mieux définir ce que nous sommes venus, en famille, chercher dans le Lot pour nous y installer il y a quelques années. Puisse désormais Jacques Higelin avoir trouvé, pour l’éternité, un repaire aussi charmant et talentueux, aussi vivant, finalement, qu’il le fut lui-même en ce bas monde. »