Eté 1940, le chaos à Cahors
Professeur à Harvard, André Morize rejoint en 1939 le ministère de l’Information à Paris. En juin 1940, la « débâcle » l’amène à se fixer à Cahors. Ses souvenirs dressent un touchant tableau de la ville…
Professeur de littérature française à la prestigieuse université américaine de Harvard de 1918 à 1951, André Morize est né en Dordogne en 1883, dans le village du Fleix, près de Sainte-Foy-la-Grande. Les spécialistes connaissent peut-être ses doctes ouvrages consacrés à Voltaire et Montesquieu. Il enseigne à l’université de Bordeaux quand est déclarée la Première guerre. Il se bat en Alsace, dans le Nord et dans la Somme. En 1917, quand les Etats-Unis entrent en guerre, le jeune officier est envoyé en Amérique. André Morize enseigne les sciences et tactiques militaires à des étudiants susceptibles d’aller se battre en Europe…
La paix revenue, décoré de la Croix de Guerre, il rejoint Harvard. Professeur de littérature et de culture françaises, il sera plus tard directeur du Département d’histoire et de littérature. Cet homme brillant est resté patriote. Les hasards sont ainsi faits : André Morize est en vacances en France quand la Seconde guerre est déclarée en septembre 1939. Il offre dès lors ses services au ministère de l’Information. Au sein du Bureau français de la propagande nord-américaine, il traduit des articles, des périodiques et des discours d’hommes d’État français « afin de tenir les États-Unis au courant » de l’effort de guerre. Et quand le gouvernement et des centaines de hauts-fonctionnaires doivent quitter Paris, le brillant spécialiste de littérature finit par se retrouver dans le Lot à la mi-juin 1940… Voilà le portrait de la ville qu’il rédigera quelques mois plus tard…
« Quant à ce que je faisais, à ce que j’allais faire, j’avoue que je n’en savais trop rien. Il fallait en tout cas arriver à Cahors, loger et nourrir cette troupe désormais aussi inexistante que ces pauvres groupes de soldats que l’on voyait autour des granges ou, sur les places de village, devant les auberges. »
De bien curieuses journées
« J’y arrivai dans la soirée du 16 juin, pour apprendre que nos quatre malheureux wagons étaient encore en train de brinqueballer Dieu sait où, _ et je passai la nuit sur un matelas, dans une classe du Lycée de Jeunes filles, déjà plein de soldats et de réfugiés. Ce n’est que dans la nuit du lendemain, vers deux heures du matin que le train arriva. Ces heures de répit nous avaient permis de prendre quelques dispositions, de trouver approximativement le nombre de matelas nécessaires, de faire des arrangements avec la cuisine du Lycée, et de faire préparer pour nos voyageurs le premier repas chaud qu’ils aient eu en trois jours. Tout le crédit pour cette bienfaisante improvisation revient à un de mes collaborateurs, mon ami Guilhou, directeur de la Maison Descartes, à l’Université d’Amsterdam. Lors de la brutale invasion de la Hollande, il avait déjà été mis à une rude école. Sous le bombardement, alors qu’Amsterdam était infesté de parachutistes et de détachements de la cinquième colonne qui se groupaient sur les places et dans les rues, il avait réussi, avec sa vaillante femme, à assurer l’évacuation par Rotterdam et à travers la mer du Nord d’un groupe considérable de Français. J’espère qu’un jour il racontera sans modestie ce que peut faire le calme héroïsme d’une volonté intelligente et énergique. C’est lui qui a été l’artisan de cette sorte de coopérative qui permit à nos abandonnés de subsister à Cahors au milieu de la tourmente. Sans doute fut-il aidé par la bonne volonté de tous, mais il fallait une cheville ouvrière. » « J’aimerais raconter avec quelque détail ce que furent ces quelques semaines de Cahors : la France a, en effet, vécu alors de bien curieuses journées, et il n’est ni sans intérêt ni sans pittoresque de voir comment la vie a continué. »
« Des touristes involontaires »
« La population normale de cette vieille ville du Quercy est d’environ 13.000 habitants : elle était, aux environs du 20 juin, de 60.000 à 70.000 ; un jour, où l’afflux des troupes en retraite avait été plus violent, elle atteignit 78.000. Le pays, tout autour, est magnifique, mais pauvre. Ce sont des plateaux pierreux et presque stériles, les « causses », que coupent en cañons verdoyants de jolies rivières bordées de saules et de peupliers. Aux amis des vieilles pierres de France, la ville offre des trésors : le pont Valentré, qui dresse ses tours et ses ogives fortifiées entre la cité et les collines, le labyrinthe des rues étroites aux maisons Renaissance, l’étrange cathédrale aux coupoles byzantines avec son cloître recueilli où picorent des pigeons. Tout cela est charmant, mais ne suffit ni à loger ni à nourrir cinquante mille touristes involontaires et misérables. Les écoles, les casernes, les séminaires, les bâtiments d’usine, les garages, les baraquements de bois en bordure du Lot, tout était rempli à craquer. Les approvisionnements disparaissaient trop vite. »
« Sans doute y avait-il encore quelques légumes des jardins de la vallée, et d’admirables fruits, des pêches surtout, qui, en temps normal, s’en vont vers les marchés parisiens : mais la viande se faisait rare, et l’épicerie manquait presque complètement. Tous les matins, j’allais faire un tour en ville, en quête de nouvelles, de journaux, d’impressions surtout, au cours de cette dramatique semaine. Dans les vieilles ruelles où sont les boutiques, sur la place de la Cathédrale où se tient le marché, il y avait à chaque porte de marchand des queues qui s’allongeaient chaque jour, des femmes fatiguées, leurs enfants sur les bras ou accrochés à leurs jupes, qui devaient, au bout de deux trois heures d’attente, s’en aller, parce qu’ « il n’y avait plus rien. » Et, à chaque devanture, on voyait s’étaler la liste de plus en plus attristante des produits qui faisaient défaut ; strophe monotone écrite à la craie sur des panneaux de bois, ou en grandes lettres blanches sur la vitre même, comme nous avons l’habitude d’en voir dans nos magasins américains : « Sale », « Special today »… Là-bas, c’était : « Plus de sucre. Plus de café. Plus d’huile. Plus de savon. Plus d’allumettes. Plus de beurre. Plus de sardines. Plus de conserves. Plus de confitures. Plus de fromage. » Je me rappelle, rue Nationale, cette épicerie dont la liste décourageante comptait dix-neuf lignes : qu’est-ce qu’on pouvait donc y trouver encore, qui se mange ou se boive ? Ailleurs, cette annonce à la fois optimiste et navrante : « Peut-être du fromage après-demain. » Et, signes révélateurs d’autres difficultés où se débattaient les réfugiés, on lisait aussi :
« Plus de réchauds à pétrole. Plus de bouilloires électriques. Plus de valises. Plus de ficelle. Plus de bidons vides. Plus de casseroles. » Ou encore cette annonce à la porte d’un cordonnier : « Impossible de promettre un ressemelage avant trois semaines. » Tant pis pour ceux qui n’avaient plus qu’à continuer pieds nus le long pèlerinage. Enfin, pour mêler à toute cette misère une note amusante, un coiffeur pour dames du boulevard Gambetta avertissait ses clientes qu’il ne pouvait plus assurer aucune teinture… »
La police de Liège en renfort
« Du 17 au 30 juin, on peut dire que le flux continua sans interruption, jour et nuit. Il y avait 25.000 Belges dans Cahors même, et le service de la circulation était assuré par la police de la ville de Liége en uniforme. L’essence faisait prime : après d’interminables attentes dans les bureaux de la Préfecture, des réfugiés pourvus de tous leurs papiers, des fonctionnaires en mission officielle arrivaient à obtenir cinq litres, dix litres, _ environ deux gallons américains. Entre soi, on parlait de la question essence comme des connaisseurs, aux jours plus heureux, parlaient de leurs caves, de leurs vins les plus précieux. Il y avait des ruses incroyables, des machinations infinies, pour se procurer un petit bidon du plus inestimable des liquides. L’armée en avait encore un peu, et les jolies femmes s’en allaient vers les cantonnements des environs, le soir, pour se faire donner cinq litres d’essence, en contrebande, qu’elles emportaient comme un magnum de champagne. Dans telle ruelle obscure s’organisait une sorte de « bootlegging » auquel la police mettait bientôt fin. Les pommes de terre étaient presque aussi introuvables et n’étaient livrées au client qu’avec une cruelle parcimonie, _ une livre par personne, pas plus. »
« Dès ces premiers jours, nos « épaves » de feu le Ministère de l’Information s’étaient organisées en une sorte de coopérative ou de « popote ». La cuisine était faite par le personnel du Lycée de jeunes filles, mais tous nos collaborateurs, quel que fût leur rang ou leur spécialité, acceptèrent de mettre la main à la pâte. Il y eut « la corvée de couvert », « l’épluchage des pommes de terre », et « la corvée de vaisselle ». Et, comme un arrêté préfectoral interdisait de vendre à la fois plus d’une livre de haricots verts ou d’oignons, on pouvait voir un professeur de portugais à la Sorbonne ou un ancien directeur de la Société des Nations remonter la rue du Maréchal Foch en transportant dans un vieux numéro du « Journal du Lot », comme de pieuses reliques, les légumes qu’il apportait à la communauté. »
« On n’avait pas moyens » de résister
« Les cafés était ouverts quelques heures par jour. On n’y servait plus que de la bière, et quelques vins inoffensifs. Mais quelles émouvantes impressions j’y ai recueillies en causant avec ces soldats qui revenaient de la bataille du Nord, encore tout étourdis de leur aventure, et point sortis du cauchemar où ils vivaient depuis le milieu de mai. A côté de moi, un sergent et un soldat buvaient lentement leur verre de bière. C’étaient des gars des Flandres, et des chasseurs à pied. Dans leur conversation, ils mentionnèrent des villages, des collines de l’Artois où je m’étais moi-même battu en 1914-1915, _ Notre-Dame de Lorette, Souchez, Roclincourt. Alors je me mêlai à l’entretien. L’un était, « dans le civil », instituteur dans le Nord, près de la frontière belge, l’autre, commis- voyageur en cuirs pour une maison de Lille. Ils avaient « fait la Norvège », débarqué à Narvik, repris le bateau, passé en Écosse ; de là, à Cherbourg, de Cherbourg dans le Nord, où ils s’étaient battus entre Valenciennes et Lille. Puis Dunkerque, dont, sobrement, ils me dirent l’héroïque épopée. De Dunkerque en Angleterre, _ ils ne savent pas où, _ puis Brest, et de nouveau, la bataille de Normandie. Ils avaient défendu le passage de la Seine à Duclair, pendant des heures ; puis, sans munitions, avaient fait la retraite vers Évreux, puis Le Mans, _ puis la débandade vers le Sud. Où étaient leur régiment, leurs chefs, ils n’en avaient aucune idée. Mais, _ et j’en veux porter le témoignage, _ il n’y avait chez ces deux hommes ni amertume ni révolte, _ un immense chagrin seulement. « On aurait pu tenir à Duclair, si on avait eu les moyens », me dit le soldat : et c’était peut-être toute l’histoire de la défaite de la France. »
« D’autres m’ont raconté des histoires du même genre ; d’autres que moi les ont entendues, et il faudra bien que cette vérité sorte un jour, pour dissiper de vilains nuages. Il est abominable de dire que ces armées françaises n’ont pas résisté, et que tout s’est écroulé dès que le dragon germanique a soufflé son haleine de feu. Partout où l’anéantissement n’a pas été immédiat, partout où nos troupes n’ont pas été encerclées d’une irrémédiable étreinte par ces longues tentacules motorisées contre lesquelles elles n’avaient que de futiles balles de mitrailleuses ou de fusil, elles ont résisté. Mais, trop souvent, « on n’avait pas les moyens », et alors on se trouvait, trois semaines plus tard, au cœur du Quercy, isolé, perdu, vaincu. Auront-ils jamais la parole, ces humbles et nobles témoins ? »
« Dans la journée du 18 juin, nous arrivons à établir un vague et passager contact avec un ancien fonctionnaire de l’Information arrivé à Bordeaux, et je décide de m’y rendre au petit matin du 19, pour savoir où j’en suis. »
Un livre jamais édité en France
C’est le récit de cette escapade en Gironde qui suit ce tableau de Cahors en juin 1940. Quelque temps plus tard, le professeur de lettres constate que l’État français se substitue à la IIIe République, que la France est coupée en deux suite à l’Armistice… Il décide alors de fuir via l’Espagne et le Portugal. Il rejoint les Etats-Unis dès l’automne (il a retrouvé Harvard le 7 octobre). Il raconte son expérience de la Seconde guerre dans un livre (en langue française) publié dès le printemps 1941 à New-York et qui ne sera jamais édité en France… Le titre est explicite : « France Eté 1940 ». Son témoignage peu connu demeure exemplaire. On lit dans la préface de ces souvenirs encore tout frais : « J’ai longtemps hésité avant de leur donner un titre. J’espère qu’il ne me sera pas reproché d’en avoir choisi un qui fait, en quelque sorte, écho à l’admirable « Été 1914 » de Roger Martin du Gard. Je mesure la distance qui sépare sa grande fresque de mes modestes esquisses. Mais ces deux dates _ l’une, aurore d’une victoire longtemps acquise, l’autre, saison d’une défaite chèrement payée, _ s’appelaient l’une l’autre. Le spectacle de la France du désastre et de l’armistice a impérieusement ramené ma pensée vers une autre vision : celle de cette France qui dépasse toutes les catastrophes et leur survit, la France des idées et des grands bienfaits spirituels. C’est à elle que j’ai voulu consacrer le dernier chapitre, car jamais ces deux images ne doivent être séparées. »
Après sa retraite, dans les années 1950, le spécialiste de Voltaire continuera à cultiver son jardin, mais en faux candide… Il décède en 1957.
Ph. M.
Source : site Gallica BNF (photo) et Université de Chicago pour la mise en ligne du texte intégral du livre « France Eté 1940 » désormais libre de droits.