Quelques aspects de la carrière cannoise du « préfet des bois »
Robert Dumas, généreux maire de Calamane et grand résistant, fut aussi le discret mais brillant homme fort du Palm Beach à Cannes.
On connaissait dans le Quercy Robert Dumas élu local, puis figure de la résistance lotoise, passé à la postérité sous le surnom presque bucolique de « préfet des bois ». Une plongée dans les archives nous a permis récemment de mieux cerner cette riche personnalité, et de mettre au jour notamment son engagement durant la Première guerre comme matelot puis quartier-maître dans la Marine de 1913à 1919. Natif d’Alba en Ardèche, on le suivit ensuite quand il monta à Paris et devint employé au sein du prestigieux cercle de jeux Haussmann.
Cela étant, le détail précis de la carrière de Robert Dumas dans le monde des cercles et des casinos est moins aisé à retracer. Des pistes suggérées suites à nos premiers articles et de nouvelles recherches nous permettent d’y voir « un peu plus clair ». Et comme souvent, une partie de la vie professionnelle, et de la vie « tout court », de Robert Dumas se joue dès l’enfance. Maître d’hôtel de formation (comme l’atteste sa fiche militaire), dans la capitale, le jeune homme débute sa carrière civile comme employé au cercle Haussmann dont le propriétaire depuis 1918 n’est autre que François André, autre natif de l’Ardèche (mais de Rosières). Fils de tonnelier, il y a vu le jour en 1879 et a débarqué à Paris à l’orée du XXème siècle. Après avoir tenu quelques bistrots, il gagne la Belgique et acquiert le casino d’Ostende en 1912. C’est la première étape d’un parcours d’exception que la Première guerre interrompt durant quatre ans (François André ayant alors combattu avec bravoure : il fut cité à deux reprises à l’ordre de sa brigade). La paix revenue, outre le cercle parisien, cet entrepreneur spécialisé dans les jeux et le tourisme de luxe développe son activité à La Baule, à Deauville mais aussi à Cannes où il reprend la Société fermière du casino en 1926. C’est lui qui décide avec les élus locaux d’y aménager le Palm Beach ; un complexe inédit avec restaurant, salle des fêtes, salons de jeux, deux piscines, le tout dans un architecture singulière où se conjuguent art déco et influences hispano-mauresques. L’ensemble est inauguré en 1929. L’année même du mariage de Robert Dumas qui dès lors, va être missionné par François André pour apporter au Palm Beach son expérience acquise à Paris.
Des maires qui mettent la main à la poche
A cette date, le futur préfet n’est encore que croupier mais il a toute la confiance de son grand patron. Hors leurs origines ardéchoises (certaines sources suggèrent même que M. André ait pu être le parrain du second en religion en plus d’être son parrain… professionnel, mais nous n’avons pu le vérifier), sans doute le PDG a-t-il déjà mesuré et apprécié les qualités qui seront toujours celles de Robert Dumas, comme employé puis administrateur de casino, comme élu, comme chef dans la résistance, comme préfet : charisme, autorité naturelle, discrétion, sens de l’entregent, faculté à se fondre dans tous les milieux, qu’ils soient populaires, ruraux, ou aristocratiques, artistiques et mondains.
Quand la Seconde guerre éclate, Robert Dumas est directeur des jeux au Palm Beach. Il surveille les tables, accueille les clients prestigieux, intervient avec à propos quand survient un incident. Toutes ses qualités seront reconnues par son second « patron », quand François André (qui n’a pas d’enfant) transmit le flambeau de son groupe à son neveu Lucien Barrière (un autre Ardéchois) en 1962, après un apprentissage à Cannes comme administrateur.
Soit dit en passant, une autre similitude troublante relie Robert Dumas à son mentor François André : le premier devint maire de Calamane en 1933 et hors ses années comme préfet (de la mi-août 1944 à début janvier 1946), le resta ensuite jusqu’à sa mort en 1970. Des mandats durant lesquels, fréquemment, il finança des œuvres sociales et mêmes des investissements (équipements sportifs, par exemple) sur ses propres deniers. C’est aussi ce que fit François André à Neufchelles, modeste village de l’Oise dont il fut maire durant plusieurs décennies et à Rosières, son village natal où il se réfugia durant l’Occupation (période durant laquelle l’homme fut si discret que certains s’étonnèrent de ses décorations ultérieures… au titre certes de la promotion du tourisme !).
Retour à notre cher Robert Dumas. Une fois l’ordre républicain rétabli dans le Lot, une fois assises les premières bases du retour à la normale des questions essentielles telles que les communications et l’alimentation, il estima pouvoir mettre un terme à sa mission de préfet. Le gouvernement accéda à sa demande et en retour, il fut fait chevalier de la Légion d’honneur. Et il reprit le chemin de Cannes, où le Palm Beach, qui fut affecté par des bombardements, avait retrouvé son lustre. Et put rouvrir pour la saison estivale de 1946. Ainsi, peut-on lire le 27 août 1946 dans Ici Paris Hebdo (qui se veut un « grand hebdomadaire d’actualités et d’informations » et que dirige Henri de Montfort) cet article aux titre et sous-titre étonnants : « En deux ans Paul Dumas a battu deux records / Il est le premier croupier devenu préfet, et le premier préfet en retraite devenu directeur de jeux… »
« Parmi les mille carrières pittoresques et extraordinaires des années 1943-1944 _ dont chacune mériterait qu’on en tire un film ou un roman _ celle de « Paul », ex-chef de la Résistance, puis ex-préfet du Lot, est certainement une des plus curieuses. Il n’y a guère d’exemple dans l’histoire de France qu’un… croupier soit jamais devenu préfet. Il fallut la guerre pour que Paul R. Dumas, simple employé, puis directeur de jeux de divers casinos de France, se retirât dans le Lot et y achetât une propriété aux environs de Cahors, en attendant la réouverture des casinos. Son activité pendant ces années tristes ne se borne cependant pas uniquement à l’agriculture et à… l’attente. Il devient un des fondateurs, puis le chef administratif de là Résistance dans le département. En 1944, traqué par la Gestapo et la milice, il prend le maquis. Il s’y montre excellent administrateur et à la libération de Cahors (17 août), il est nommé par le Comité d’Alger, préfet du Lot. »
« Pendant plusieurs semaines, il continuera à garder son « nom de guerre » et ses premiers « arrêtés » commenceront par la phrase rituelle : « Nous, Paul, préfet du Lot ». Il faut croire, cependant, que Dumas, résistant de première heure, n’avait pas l’âme d’un fonctionnaire. Dès que les casinos de France rouvrirent leurs fortes, un à un, il commença à s’ennuyer dans les salons un peu sévères de la préfecture du Lot. Et pendant qu’il inaugurait des crèches ou décorait des sapeurs-pompiers, il lui arriva de murmurer inconsciemment des phrases comme : « Faites vos jeux ! Rien ne va plus ! », qui n’avaient rien de… préfectorales. Et, lorsque André, grand maître des villes d’eaux de,France, lui demanda de prendre la direction des jeux au Palm-Beach de Cannes… En moins de deux ans, Paul Dumas a battu deux records : il est le premier croupier devenu préfet et le premier préfet en retraite devenu directeur de jeux d’un casino. L. C. »
En 1946, son premier client s’appelle Churchill Jr
Pas sûr que cette « publicité » (qui comprend du reste quelques inexactitudes) ait ravi le préfet des bois. Pour autant une autre publication mentionne Robert Dumas (auquel est désormais attaché son pseudonyme dans la clandestinité). Dans « V, magazine illustré du Mouvement de libération nationale », en date du 8 septembre 1946, paraît une double page au titre aguicheur : « Côte d’Azur 46 / Les plus belles filles du monde défilent sous le soleil et les projecteurs ».
Et on y lit ces paragraphes dus à l’envoyé spécial permanent Francis Rico : « A Nice, il est coutume d’aller voir Jules Berry, jouer comme au cinéma sa partie de chemin de fer ; à Cannes c’est au « Palm Beach » que les fidèles aujourd’hui se donnent rendez-vous. Le « Palm Beach » qui a pansé ses blessures de guerre, a retrouvé son visage accueillant et sa piscine de mosaïque où vient s’ébattre le « Tout-Côte-d’Azur ». Les salles de jeu, ont, elles aussi, retrouvé leur activité d’antan. Mais depuis le début de la saison, le personnel qui regardait langoureusement passer la princesse Fawzia, sœur du roi d’Egypte, et les habitués, sont encore sous l’émotion de la venue d’un monsieur quadragénaire, dont on tait le nom et la nationalité. »
« On le croit un important industriel ou un banquier ! Depuis quinze jours, il a gagné trois millions au baccara. Un essaim de jolies filles, celles-là même qui portent le « Bikini » à Juan-les-Pins pour le bain, l’entourent dans un frou-frou de soie, un gazouillis de rire et un nuage de tabac blond. Mais l’inconnu reste impassible à ces « Grâces 1946 ». Il pointe et ponte avec une régularité d’horloge, laisse des pourboires royaux au personnel qui se courbe devant chacun de ses gestes avec un ensemble parfait, et offre du champagne à tous ceux qui ont soif. Las de ne pouvoir le nommer, tout le monde l’appelle « l’attraction ». A l’aube, « l’attraction » se lève, saute dans un taxi et disparaît. On ne le voit que le soir, pour l’ouverture, impeccable ment moulé dans un smoking blanc. »
« Le directeur des jeux du «Palm Beach» est un préfet honoraire nommé par De Gaulle, qui présida pendant quelques mois aux destinées du département du Lot et qui est un des hommes connaissant le mieux la Côte d’Azur. Il se nomme Paul Dumas, pendant l’occupation il s’appelait : colonel Paul. – J’ai toujours cru, m’a-t-il dit, que nous retrouverions nos splendeurs passées ; j’avais trois raisons de le croire : mon premier client fut cette année, M. Randolph Churchill (NDLR : le fils de Sir Winston et Clémentine Churchill), ma plus fidèle cliente, Mme Derby, qui à soixante-dix ans est revenue, et le premier numéro sorti à la roulette était un 13. »
Une affaire qui n’en fut pas une
Cela étant, la vie d’un casino n’est jamais un long fleuve tranquille. Dans la vraie vie comme au cinéma. Une « affaire » empoisonne le Palm Beach en 1947 et 1948. La presse nationale en fait état. La presse locale défend bec et ongles la réputation de l’établissement. On lit ainsi dans Le Patriote de Nice du 15 mai 1948 : « Que se passe-t-il dans les casinos de Cannes ? Le Parquet de Grasse vient d’être saisi par le ministère de l’Intérieur d’une information contre X… en ce qui concerne des fraudes éventuelles constatées dans les casinos titulaires d’une autorisation de jeux. Cette enquête jette sur les casinos de Cannes et de Juan-les-Pins une équivoque qu’il convient de dissiper pour le bon renom de ces établissements et celui de la région. Cette information, décidée par le ministre de l’Intérieur, fait suite à une fraude fiscale découverte au Palm Beach Casino de Cannes, durant l’été 1947, à la suite d’une prétendue dénonciation. Le journal parisien « France-Soir », dans son numéro du 2 novembre 1947, divulguait l’affaire. Ces rumeurs sont-elles tendancieuses ou justifiées ? Il appartient aux pouvoirs publics de faire la lumière et de « laver » les directeurs des casinos de tout soupçon si aucune fraude n’est constatée dans leurs établissements, ou de laisser la justice suivre son cours, dans le cas contraire, car alors de multiples problèmes se posent et l’Etat ne serait pas le seul fraudé par le non versement des taxes prélevées sur les enjeux, mais aussi la commune. Aucune plainte n’est déposée au Parquet de Grasse contre un casino. L’information ouverte amènera-t-elle du nouveau ? De l’enquête ouverte par les inspecteurs de Paris rien ne transpire Que reprochait-on au Palm Beach ? D’avoir fraudé l’Etat par le non versement de 4 p. 1.000 que l’Etat prélève sur tous les jeux de la banque « A tout va ». Le commissaire Caïn, de la brigade des jeux de la police de Paris, avait mené l’enquête. » Un peu plus loin on apprend que MM. Fillioux, directeur, Dumas, administrateur, Casale, directeur des jeux, sont momentanément « interdits » (d’exercer leur mission dans l’établissement). D’autres coupures de presse soulignent que des inspecteurs de police sont venus à deux reprises demander à M. Fillioux de quitter son bureau. Et puis. Et puis plus rien. L’affaire a fait pschitt, comme on ne disait pas encore.
Le Palm Beach a poursuivi sa croisière sur la Croisette. Robert Dumas a poursuivi son brillant parcours (il sera même PDG adjoint avant de prendre sa retraite en 1967) et ses allers-retours entre la Cannes et Calamane, entre la jet-set et la ruralité. Quelle carrière ! Quel personnage !
Ph.M.
Sources : site Gallica BNF, Archives nationales, Archives départementales de l’Ardèche, Archives départementales du Gard, Archives de la Ville de Paris, Archives municipales de Cannes.
Pour retrouver nos précédent articles sur Robert Dumas :
UN : A la mi-juin 40, un mariage « surréaliste » à Calamane
DEUX : Le « préfet des bois » fut d’abord un homme de mer
TROIS : Le « préfet des bois » était un maire très généreux
QUATRE : Le « préfet des bois », un résistant hors du commun


