Le vrai-faux centenaire d’Albas
Une nouvelle signée d’un écrivain natif du Lot, Gustave Guiches (1860- 1935). Le romancier est désormais oublié. Son œuvre reste pourtant d’actualité.
Une rue et un monument avec un buste inauguré en présence de sa veuve et de sa fille deux ans après sa mort, à Albas, son village natal, comme le narre le Journal du Lot du 15 septembre 1937 qui précise que les cérémonies s’achevèrent par un dîner et un bal ; quelques notices biographiques et quelques ouvrages encore réédités çà et là ; une série de portraits photos élégants de l’agence Roger-Viollet sur Internet. Mais il faut bien le dire, Gustave Guiches, né à Albas, est désormais un auteur passé de mode pour ne pas dire oublié. Quand bien même fréquenta-t-il à Paris des cercles littéraires et des écrivains en vue pendant plus de cinquante ans (il fut ami de Huysmans et Léon Bloy). Romancier, dramaturge, critique, officier de la Légion d’honneur : de son vivant, au fond, Gustave Guiches ne connut qu’un échec cuisant : candidat à l’Académie française, il fut battu par Pierre Benoit (lequel avait du reste des liens avec le Lot). C’était en 1931.
Dans plusieurs de ses ouvrages, même si ce n’est parfois qu’un décor, on trouve une description tendre mais un brin piquante de la vie provinciale, et c’est le cas de « Cent deux ans », qui ouvre « Au fil de la vie », un recueil de nouvelles paru en 1895. Les noms des protagonistes et des lieux, certes imaginaires, évoquent le Lot. Voici de larges extraits de cette œuvre somme toute amusante et dont on se plait à penser que finalement, elle pourrait se passer de nos jours. Bonne lecture !
Ph.M .
« Depuis plus de vingt-cinq ans, Arsène Pépion habitait Saint-Martin-le-Gélat. C’était un vieillard extrêmement âgé, au visage grave dominant des cravates à triple collier noir et dont toute la personne respirait un air d’élégante dignité. Appuyé sur de hautes cannes à bec d’oiseau, il marchait, tout au plaisir de la promenade et sans s’inquiéter des passants. Cette réserve, qu’on qualifiait de hautaine froideur, avait éloigné de lui la sympathie des habitants de Saint-Marlin-le-Gélat. La « société » le tenait à l’écart, prétendant qu’un mystère louche enveloppait ses origines, et les rumeurs avaient été jusqu’à propager des insinuations dont il s’était vainement disculpé et qui entachaient la pureté de sa vie. Pourtant aucun fait précis ne justifiait cette hostilité. Aux premiers temps de son installation, sa manière de s’exprimer, affectée peut-être, froissait les susceptibilités rurales, et l’on accusait le nouveau venu de chercher à « esbrouffer le public ». Puis, un commis voyageur de passage ayant dit en l’apercevant : « Tiens ! cette vieille canaille de Pépion est donc dans vos
murs ? », on avait questionné le voyageur; mais il n’avait fait que des réponses évasives : – Je ne sais pas où diable je l’ai vu. Je crois qu’il dirigeait un bazar dans une ville du Nord. Je n’affirme rien. Je ne le connais pas personnellement, mais Vassal, mon collègue et ami Vassal m’a certifié que c’était une canaille fieffée. Je répète les propres paroles de Vassal. »
« Ceux qui écoutaient cette déclaration se regardèrent en souriant comme si leurs soupçons venaient d’être confirmés par un irrévocable témoignage. Le juge, Alain Pestel, affirma : – Vous n’avez pas besoin d’en dire davantage ; nous sommes édifiés. Et l’impression de cette flétrissure, de ces mots : une vieille canaille, insouciamment jetés dans la fougue d’une conversation de café, s’était gravée, ineffaçable, en l’esprit des auditeurs. Pestel avait résumé l’opinion de tous et, de ce jour, Pépion fut la vieille canaille consacrée par le verdict du juge et les propos du commis voyageur. Quelques femmes s’obstinaient, à cause de ses galantes allures, à défendre le vieillard. – Que lui reproche-t-on ? Demandaient-elles. – Comment ? Ce qu’on lui reproche ? Mais, parbleu!… on lui reproche… ses antécédents !… Il y a des choses dans cette vie, des choses qu’on ne saura jamais!… C’est ainsi qu’ils s’exaltèrent, s’excitèrent à ne jamais le saluer, et à lui témoigner un parfait mépris. »
(Pépion chercha à comprendre les raisons de cette méfiance… Il) « se remémorait ses premières tournées au compte de la maison Pépion et fils, ses voyages dans les départements, la gaieté des collègues, son amitié avec
Vassal ! Ah ! Vassal ! Qu’était-il devenu ? Sans doute, il se cachait, se croyait coupable pour ces dix mille francs que lui, l’ami Pépion, n’avait pas hésité à lui prêter lors de la déconfiture, en une petite ville de Bretagne, du magasin de nouveautés qu’il avait mis sous le patronage de Duguesclin. Dix mille francs ! Il les donnerait encore pour retrouver Vassal, l’unique ami, l’impétueux Méridional dont les récits avaient enflammé son imagination et l’avaient décidé à fixer à Saint-Martin-le-Gélat sa dernière résidence, celle où il comptait attendre la mort, paisiblement. Et c’étaient là les seuls faits qu’il pût détacher sur l’uniformité de son existence, la mort de ses parents, ses voyages, l’amitié de Vassal, la perte des dix mille francs! Pas un éclat, pas une honte ; une honnêteté limpide, une carrière irréprochable, et… le mépris public comme couronnement ! Il sentait sa tête se perdre dans ces investigations. Il se croyait victime d’une équivoque, sans espoir d’explication. Il était déshonoré par erreur, et jamais peut-être cette erreur ne serait reconnue! Cela tenait, sans doute, à une ressemblance avec quelque scélérat de la région, à une confusion, à un de ces riens subtils, mortels, qui embrouillent jusqu’à le rendre indénouable l’écheveau des malentendus. »
« Mais, lorsque rentrant de Saint-Martin-le-Gélat, il regagnait sa maison, sa tristesse s’aggravait aux mélancolies du soir. La nuit lui noircissait, bientôt, la pensée. Une peur superstitieuse pénétrait en lui, goutte à goutte, lui glaçait le coeur. Cette hostilité que les hommes lui témoignaient, il la retrouvait partout, il la respirait. Les taillis avaient l’air de receler des embuscades. Une hallucination transformait les aspects autour de lui, donnait une volonté aux choses, une signification aux formes et propageait, à travers l’étendue, la vision même de l’obsession qui le hantait. Une perspective de noyers monstrueusement tordus, gonflés de nodosités séculaires allongeait au-dessus de sa tête des branchages feuillus et, sous ce dôme crépitant où des rats bridés grinçaient de brefs éclats de rire, le vieillard, oscillant sur ses maigres jambes, s’avançait d’un long pas harassé. »
L’aveu fait à ses concitoyens
(…) « – Si vous ne réagissez pas, je ne vous donne pas un an avant d’être atteint de la folie des persécutions. Le docteur Bédué, debout devant le fauteuil où Pépion reposait, venait de prononcer ces paroles qu’il accentua d’un geste signifiant : « C’est votre affaire, arrangez-vous comme vous voudrez. » Le vieillard roula sa tête sur le dossier, désespérément. D’une voix affaiblie, il balbutia : – Comment voulez-vous?… Je ne peux pas forcer les gens !… Que faire, mon Dieu ! – Hé, sapristi ! s’écria le docteur impatienté, c’est pourtant bien simple. Allez, tous les jours, au café Delmouly, à la même heure. Asseyez- vous seul, à la même table, et attendez le public. Il finira bien par venir et, s’il ne vient pas, cette séance quotidienne vous procurera toujours une distraction ! … Une indicible joie transporta le vieillard, une joie d’incurable aux yeux de qui la bienveillance d’un spécialiste fait inopinément miroiter l’espoir de la guérison. Il se dressa, subitement, ingambe et résolu, et il déclara : – C’est entendu, docteur, je suivrai votre conseil. Après tout, j’exagère peut-être. On finira par me rendre justice. Les hommes ne sont pas si mauvais ! De ce jour, il se retourna vers la vie. À cinq heures, il entrait au café Delmouly, demandait un verre de menthe et s’asseyait non loin du cercle formé par le juge, le percepteur M. Lorphelin, l’instituteur, le capitaine Napias et quelques agents du service vicinal. »
(…) Peu à peu, les dispositions de la bourgeoisie parurent se modifier en faveur de Pépion. La rigueur publique fléchit comme par lassitude, et ce fut le capitaine Napias qui donna le signal de cet armistice en proposant au vieillard une partie de dominos. (….) « Ce jour-là, au café Delmouly, les cartes furent négligées. Alain Pestel lisait le récit des fêtes par lesquelles Paris venait de célébrer le centenaire du « doyen des étudiants ». Autour de lui, devant les verres que brunissaient les « amers » et, qu’avec des gestes impatients, ils défendaient contre le tourbillon des mouches, les habitués de cinq heures écoutaient. (…) Le lecteur leva les yeux au-dessus du journal et considéra ses auditeurs. Ils se regardaient l’un l’autre, balançaient la tête, soupirant : « Cent ans!…» et l’instituteur ajouta : « Avec toutes ses facultés ! » Mais, tandis que le juge buvait sur le conseil du capitaine qui venait de lui dire « Reprenez vos forces », un rire inattendu, tremblotté, secoua le vieillard, et, promenant, sur les visages, son regard placide, Pépion déclara : – Moi, dans huit jours, à la Saint- Gloud, le sept de ce mois, j’aurai cent deux ans. Ils tressaillirent comme si, tout à coup, un courant électrique venait de circuler dans leur dos, et, spontanément retournés vers l’interrupteur, tous ensemble s’écrièrent : – Vous ! monsieur Pépion !
(…) Si stupéfiante que leur parût cette révélation, ils n’en pouvaient suspecter l’exactitude. Les paroles de l’altier vieillard, comme on l’avait appelé longtemps, excluaient toute idée de badinage. Elles étaient rares, mais elles avaient du poids, et les esprits impartiaux vantaient la solidité des jugements qu’elles exprimaient. Ses idées étaient lucides et d’une remarquable fraîcheur. Aussi, devant cette affirmation précise, répétée d’un ton définitif, on ne douta point. Seulement on s’étonnait de n’avoir jamais songé à pressentir l’âge de Pepion. Ils s’exclamaient : – Ah! sacrebleu! Que dites-vous? Cent deux ans l Vous n’en paraissez pas plus de quatre-vingt-dix ! Et tous vos cheveux ! Pas une infirmité!… La figure était vieille, par exemple (maintenant ils le reconnaissaient), très vieille même, racornie, momifiée, plissée de rides qu’ils déclarèrent n’avoir jamais observées sur le visage des autres vieillards. Ils le détaillaient, s’étant rapprochés, palpaient ses mains, analysant le grain de la peau où M. Gaprais fit constater les indurations squameuses que déterminent les longévités, et le receveur désigna l’épaisseur hirsute des sourcils comme l’infaillible indice d’un âge anormal. La voix aussi les frappait, une voix d’outre-tombe, grêle et sans vibration. Un siècle et deux ans!… »
« Cette fois, tout ce qui restait de leur ancienne rigueur se fondait en un subit, en un irrésistible attendrissement. (…) L’instituteur calculait : – Vous êtes donc né?… – Le sept septembre mil sept cent quatre-vingt-quatre, continua Pépion, à Saint-Denis, près de Paris, en face de la basilique qui contient la sépulture de nos rois. Mon acte de naissance a disparu dans la tourmente révolutionnaire et je n’ai jamais pu faire reconstituer mon état civil. On l’interrogeait avec une respectueuse déférence : – Comment avez-vous fait pour arriver à ce grand âge?Il répondait : – J’ai vécu frugalement. – Quel régime avez-vous suivi ? Quelle était votre nourriture? – Des aliments substantiels et peu copieux; pas de viandes échauffantes. Je bois de l’eau rougie. Je me couche tôt et je me lève à l’aube. Voilà tout. – Vous lisez sans lunettes ! – Je fus obligé d’en mettre à soixante-dix ans; mais, depuis, ma vue s’est sensiblement améliorée. – Avez-vous jamais servi? demanda le capitaine Napias. – J’ai porté les armes sous le premier Empire. J’ai fait la campagne de Russie en qualité de sergent. (…) Le juge frappait la table avec son journal et proférait : – Ainsi les Parisiens fêtent d’éminents centenaires, sans s’inquiéter s’il existe autre part, des gens d’un âge notablement supé-rieur ! Ah ! quel bruit dans toute la France si nous célébrions, à notre tour, le centenaire de notre vénérable ami M. Pépion! »
Une gloire inespérée
« Le vieillard semblait écrasé sous l’instantanéité de cette glorification. Il s’était isolé de la discussion, mais, parfois, il protestait d’un geste affable, écartant, comme de dangereuses illusions, les louanges excessives, dont on l’accablait. A l’heure du dîner, ils voulurent l’escorter jusqu’à sa porte. Pépion traversa la Promenade, appuyé sur le bras d’Alain Pestel qui l’appelait « cher maître », réglant son pas sur le sien, et les habitués du café Delmouly convinrent, avant de se séparer, qu’il était indispensable de constituer un comité. (…) Sur la façade des édifices communaux et des principales maisons de Saint-Martin-le-Gélat, à l’entrée du pont, des affiches rouges détaillaient, en caractères noirs, le pro-gramme du festival donné par les notabilités en l’honneur du centenaire d’Arsène Pépion. (…) Devant la demeure du centenaire, le conseil municipal était rangé, quelques membres revêtus de l’habit noir, nu-tête, écrasant leurs ongles sur leurs poignets dans les efforts qu’ils faisaient pour boutonner leurs gants. A quelque distance, les musiciens de la fanfare se groupaient, embrassant à pleins bras des instruments replets qui arrondissaient sur leurs épaules l’entonnoir des pavillons étincelants. L’orphéon se massait, bannière flottante, faisant tinter des lyres de vermeil. Les réflexions couraient : « Par ma foi, qui aurait dit? Il paraît, tout de même, que c’était pas grand’chose, dans le temps! – Bah! c’est si vieux! Pensez donc cent deux ans ! À cet âge, on devient respectable quand bien même on aurait été le pire des coquins. »Des gens avisés s’entretenaient, à voix basse, de la possibilité d’une spéculation. Un pharmacien voulait que, par la voie des journaux, on attribuât la longévité de Pépion aux tonifiantes propriétés des sources de Saint-Martin. On parla d’une station balnéaire à fonder, de casinos, de concurrences à Vichy, à Cauterets. Des projets de société germaient, échauffant les esprits. Des mots techniques circulaient : actions, parts, obligations, dividende, capital social. »
(…) Pépion venait de paraître. Un silence se fit. À tous les regards, il sembla grandi par le frac flottant dont les basques se prolongeaient vers ses escarpins et battaient ses jambes d’échassier au souffle du vent matinal. (…) Ses regards planèrent sur la multitude qui l’acclamait dans un enthousiasme tumultueux et ses yeux mouillés racontaient la béatitude de son âme guérie, vengée par ce triomphe inespéré. Subitement, il se raidit, car il avait aperçu, braqué sur lui, l’objectif d’un photographe dont la tôle venait de disparaître sous un voile noir. Et ce voile fit passer une ombre de tristesse sur son ravissement. Comme le juge s’avançait et lui offrait son bras, il prononça, s’adressant aux conseillers municipaux : – Messieurs, je suis à votre disposition. On le promena longtemps aux sons de la musique, qui, devant lui, jouait la Marseillaise sur des modes divers, tandis que, dans les accalmies des cuivres, l’orphéon exécutait un choeur de circonstance : Honneur! honneur ! Honneur !… Il traversa la Promenade dans toute sa longueur et dans sa largeur, salua la gendarmerie, parcourut les rues et les ruelles, s’engagea dans des culs-de-sac, stationna sur la place de l’Eglise, passa le Pont, pérégrina le long des quais. Ensuite il reparut sur la Promenade et recommença des itinéraires dont on intervertissait l’ordre sans en augmenter les péripéties. Il ne témoignait pas de fatigue, marchait d’un pas relevé. Plusieurs fois, il voulut faire tournoyer sa canne. Il distribuait des dragées aux enfants; et, lorsque des mères campagnardes lui présentaient leurs tout petits, il étendait la main sur les nourrissons qui avaient des têtes d’oiseaux déplumés, et il les bénissait. Le photographe suivait le cortège d’un pas éreinté, balançant au bout de son bras l’appareil. À chaque halte, il le dressait vivement sur le trépied de ses béquilles. Et toujours, même au plus fort de ses crises d’orgueil, la vision de ce drap noir suggérait à Pépion le même sentiment de tristesse et de vague appréhension. »
Tout cela vaut bien un banquet
« Dans l’enceinte de la vieille halle, dont les murs étaient tendus de draps, de vastes draps des Fôtes-Dieu piquetés de touffes fleuries, les convives souscripteurs – ils étaient cent – venaient de s’asseoir à la table du banquet. Au centre, le maire, M. Delbernat, présidait, ayant à sa droite l’adjoint et à sa gauche le juge de paix. En face, sur une chaise plus élevée que les autres et semblable à un trône d’enfant, Arsène Pépion siégait, radieux, retranché derrière des fortifications de fleurs. Il s’inclinait sous les regards et les sourires qui allaient vers lui, l’enveloppaient de caressants effluves, le magnétisaient. Les fronts se courbèrent sur les assiettes d’où montait, appétissante, la fumée des tapiocas. Puis, les conversations éclatèrent, surchauffées par les vins. On racontait de singulières histoires, des traits de force accomplis par des vieillards herculéens, des enfants prodiges ou des athlètes de profession. Le capitaine Napias versait au centenaire de fortes rasades que celui-ci absorbait et qui faisaient passer sur son visage des lueurs foncées. Son rêve s’enflammait dans la griserie de cette apothéose. Partout, ses yeux s’arrêtaient sur des cartouches détachant en lettres d’or : Honneur à la vieillesse! — Centenaire d’Arsène Pépion ! – Quelle belle journée! Quel enthousiasme! murmurait-il à l’oreille du capitaine; c’est, du délire ! La popularité vient à moi. Que penseriez-vous de ma candidature aux élections sénatoriales ? Napias déclara : – Vous serez sénateur. Pépion se vit au Luxembourg, discutant les questions de vicinalité qu’il connaissait à merveille, investi de la puissance législative, inviolable, père conscrit !… Des vapeurs rouges lui montèrent au cerveau. »
« Un bandeau de plomb lui garrotta les tempes. Il passait fébrilement sa main sur son front où luisaient des sueurs. Bientôt, son regard trouble ne distingua autour de lui que des silhouettes dansantes dans des morceaux de nuage et ses oreilles se mirent à mugir comme les coquillages de la mer. Le maire s’était levé. Le bras replié, fixant le verre à la hauteur de l’oeil, il parlait, le corps balancé dans un calme roulis. Le centenaire n’entendait que des mots lancés à pleine, voix : « Existence honorable!… éminent compatriote…, vénérable ami… » Et son nom, Arsène Pépion, Pépion tout court comme les noms des grands hommes ! Lorsque le maire eut fini, dans le tonnerre des applaudissements, le vieillard se secoua, paraissant s’éveiller d’une pesante léthargie. Il voulait répondre au toast de Delbernat. Ses mains tâtonnèrent, cherchant le verre. Il se souleva. Mais, tout à coup, ses yeux s’ouvrirent dans un regard d’épouvante, démesuré; ses doigts tremblèrent, lâchant le verre qui roula sur la table, éclaboussant les plats, et il retomba. Une soudaine émotion dressa les convives. Tous, d’un mouvement unanime, s’élancèrent au secours de Pépion. On l’interrogeait. On le palpait. On lui appliquait sur le visage des linges imbibés. Le médecin fendit les groupes. Il se pencha, et, après un court examen, laissa tomber : « Apoplexie. » Alors se fit un grand silence et l’on put entendre la voix de l’agonisant enflée par l’effort d’une suprême confession : – « Je vous ai trompés… coupable… pardon! je n’ai que quatre-vingt-seize ans. » Ces paroles prononcées, Pépion mourut. La stupeur tint, un moment, les bouches closes. Mais, presque aussitôt, une clameur d’indignation souleva toutes les poitrines. – « Canaille ! voleur ! imposteur ! » Les cris, les injures, les menaces bondirent de toutes parts, s’entre-croisèrent, éclatèrent dans un effroyable vacarme autour du mutisme rigide et solennel du défunt. Des poings frémissaient devant ses yeux au regard figé. On le secouait. On lui criait « Rendez l’argent de la souscription!… » Et, lorsque enfin la foule reconnaissant l’impuissance de sa colère consentit à évacuer la salle, il ne resta plus qu’un convive en face de Pépion, – un seul convive, le photographe qui, avant de s’ensevelir, pour une épreuve finale, sous le drap noir de l’appareil, articulait, d’une forte voix, de commandement : – « Attention !… Ne bougeons plus. »
Sources : site Gallica-BNF, archives du Lot.