Bruno Giard, un juge qui veut prévenir plutôt que punir
À 75 ans, Bruno Giard vit ses derniers mois à la présidence du tribunal de commerce de Cahors. Ancien patron converti à la justice consulaire, il milite pour une justice humaine, tournée vers la prévention et l’écoute.
Il vous reçoit dans son bureau du rez-de-chaussée du tribunal de commerce de Cahors, costume bleu clair impeccable, cravate bleu foncé nouée avec soin. Derrière cette allure posée, un homme en mouvement perpétuel. Sous sa bonhomie, Bruno Giard n’a pas peur des challenges, au contraire. Le mot revient d’ailleurs souvent dans sa bouche. Ceux de l’exemplarité, de la transmission et de la prévention, aussi. À 74 ans passés, il est depuis janvier président du tribunal de commerce de Cahors. Pour quelques mois encore seulement — en janvier prochain, il dépassera la limite d’âge. Une présidence éclair, donc, mais pleinement assumée.
« Être choisi par ses pairs pour assurer le fonctionnement de la juridiction, et ce dans un esprit de concertation » : voici comment il résume sa fonction. Un rôle exigeant qu’il exerce aux côtés de 11 juges bénévoles, tous anciens chefs d’entreprise comme lui. Et c’est bien là toute la singularité des tribunaux de commerce en France : juger entre pairs.
« J’étais le quatrième d’une famille de huit enfants. La notion de collectif est imprégnée dans mes gènes. » Né en Normandie, formé à l’école de commerce de Rouen – à une époque où, dit-il, « le mot commerce n’était pas en vogue parmi les étudiants » -, il construit un parcours professionnel à la fois dense et diversifié, à l’image d’un homme qui ne craint pas de sortir de sa zone de confort.
D’abord chez Rank Xerox, dans la photocopie, puis dans l’industrie : emballage, négoce, manutention. De directeur commercial à patron de division, il gravit les échelons, avale les kilomètres – « ma voiture était ma maison » – et prend goût à la complexité. Quand il débarque dans une boîte qui commercialise et répare des chariots élévateurs, il avoue ne rien y connaître. « Au départ mes collaborateurs ont eu peur. Mais je suis allé apprendre sur le terrain », raconte-t-il. La légitimité par l’exemple.
Mais en 2004, après un énième virage professionnel, il ressent le besoin d’une rupture, une vraie. Sa femme rêve de se lancer dans l’hébergement touristique. Ils trouvent une opportunité dans le Lot, à Rocamadour, où il n’a jamais mis les pieds. « C’était 85 % de folie et 15 % d’inconscience », admet-il.
Ils se lancent sans filet. « Mon téléphone ne sonnait plus, je ne comprenais pas ce qui arrivait. » Comme tant d’anciens patrons, il devient consultant. Mais lui va plus loin. Il rejoint l’association Association Progrès du Management APM, crée un premier club APM dans le Lot en 2005, un second à Montauban en 2006. Des lieux d’échange et de réflexion pour les dirigeants. « L’idée est de sortir le dirigeant de son isolement. Cela me passionne, car cela permet d’aider des dirigeants à grandir, à prendre de la hauteur », confie le septuagénaire.
En parallèle, il s’engage dans une autre voie, plus discrète, mais tout aussi essentielle : celle du soutien aux entrepreneurs. En 2014, il quitte la présidence du club de Montauban pour se consacrer au tribunal de commerce. Et en parallèle, en 2016, il crée l’antenne locale de l’APESA. Cette association qui offre une aide psychologique aux chefs d’entreprise en souffrance aiguë s’appuie sur un réseau de « sentinelles » (experts comptables, avocats, juges, huissiers…) et propose cinq séances gratuites avec des psychologues. Depuis sa création, 160 dirigeants ont déjà été accompagnés dans le Lot, avec un pic inquiétant avant et après la crise du Covid.
C’est porté par la confiance de ses collègues juges qu’il accède à la présidence du tribunal de commerce. « Pour moi, être président du tribunal et être président d’APESA était incompatible. J’ai donc passé le flambeau à un autre juge », explique-t-il
Sa présidence est placée sous le signe de la transmission. Il veut aider les juges à monter en compétence, lutter contre les idées reçues, faire entrer la prévention dans les mœurs. Deux jours par semaine, il y consacre son temps. Il traque les signes avant-coureurs : comptes non déposés, capitaux propres inférieurs à la moitié du capital social, injonctions de payer en série. Il convoque les dirigeants, discrètement, sans stigmatisation. « Se mettre sous la protection du tribunal, c’est un acte de gestion lucide. Je veux que les entrepreneurs comprennent que le tribunal n’est pas que punitif. Les rendez-vous sont confidentiels. Je n’ai pas le droit de donner des conseils mais je propose différentes solutions »
Depuis janvier, il a mené 70 entretiens. Et les chefs d’entreprise osent de plus en plus prendre rendez-vous. Mais la situation reste tendue : « Fin 2024, nous avons atteint un record absolu de défaillances d’entreprises en France. » Conséquence suite Covid, inflation, prix des matières premières, contexte international, difficultés de recrutement… Le Lot ne fait pas exception.Il dénonce « une inadéquation entre les besoins des entreprises et la population en recherche d’emploi » et pointe un mal plus profond : « Il y a un immobilisme surprenant et une vision du Lot valorisée comme une terre essentiellement de tourisme, et non pas comme une terre d’opportunité d’emploi et de travail. »
Les mois qui viennent seront ses derniers en tant que président. Mais Bruno Giard ne ralentit pas. Il se dit prêt à accueillir les viticulteurs en difficulté – « c’est un monde frileux » -, orchestre les audiences de procédures collectives (2 par mois générant de 120 à 140 ouvertures de procédures), milite pour changer l’image du tribunal. « Au tribunal, nous sommes tous des anciens dirigeants. On parle à des pairs. Tout en étant respectueux de la loi, je veux demeurer humain. »
Et ensuite ? Il n’en sait encore rien, mais il y a fort à parier que l’homme ne tiendra pas longtemps loin de son prochain défi.