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Après vingt ans d’exil, ce juge lotois savoure sa revanche 


Obligé de fuir à l’étranger, Léopold Delord revient dans le Lot où il devient sénateur. Juste retour des choses pour ce magistrat « partageux » ! 

Un courrier singulier est publié dans les colonnes du très sérieux Journal des Débats du 22 décembre 1870. Si Napoléon III a capitulé à Sedan début septembre, si la IIIe République a été proclamée, les troupes ennemies occupent toujours une partie du pays que dirige un gouvernement provisoire. Pourtant, le vent a tourné. Un souffle de liberté et de libéralisme est sensible. Y compris dans le Quercy. 

Le courrier rendu public est signé du secrétaire général général du ministère de la Justice et s’adresse précisément au ministre, Emmanuel Arago. « En exécution du décret du 12 septembre 1870, qui réintègre dans leurs droits les fonctionnaires de tout rang qui ont été frappés à la suite des événements du 2 décembre 1851, j’ai cru devoir me livrer à des recherches concernant les magistrats qui pourraient prétendre au bénéfice de cette disposition. J’ai l’honneur de vous soumettre un travail qui est le premier résultat de ces recherches… » Et le premier exemple qui est mis en lumière est celui d’un juge lotois. « M. Delord, ancien juge à Cahors, actuellement avocat à Constantinople, n’a pas été seulement une des victimes du coup d’État de décembre 1851 : le récit de ce qui lui est personnel mettra en lumière des faits et des procédés dont la morale publique et l’intérêt général commandent la divulgation. Nul exemple ne montre mieux l’audace avec laquelle le régime déchu se jouait des principes mêmes dont il se prétendait le sauveur et le gardien… » 

Une carrière sans fausse note… 

Le haut fonctionnaire évoque alors par le menu l’itinéraire professionnel du juge en question, ce qu’on lui reprocha, la chasse à l’homme dont il fut victime puis sa fuite en exil… 

« M. Delord (Paul-Joseph Barthélémy, dit Léopold), né le 22 février 1808 dans le département du Lot, débuta dans la magistrature en 1833, comme substitut du procureur du roi au tribunal de Gourdon. Lors de la révolution de 1848, il était juge au tribunal de Cahors, marié avec la fille d’un ancien député, père de famille, jouissant d’une fortune relativement considérable, puisque son avoir, consistant en biens territoriaux, lui assurait environ 8 000 fr. de revenus. M. Delord appartenait à la nuance d’opinion qu’on appelait alors l’Opposition dynastique. Il se rallia franchement à la révolution de février. Elle le nomma juge d’instruction . M. Delord accepta ces fonctions par dévouement, car elles n’étaient pas dans ses goûts ; cependant il  les remplit d’une manière remarquable, le fait est incontesté. » 

« Quand la république lui sembla bien assise, M. Delord voulut redevenir simple juge ; il en manifesta deux fois l’intention ; mais, à la demande du chef du parquet de la Cour d’Agen, le ministre de la Justice, M. Bethmont, témoigna à M. Delord le désir de lui voir conserver la charge de l’instruction, et M. Delord la conserva. Quelques mois plus tard les choses avaient bien changé. M. Delord, en juin 1849 fut révoqué de l’instruction pour avoir refusé d’agir contre le journal républicain de Cahors, « Le réformateur ». Il resta simple juge. Les notes fournies sur son compte par les chefs du parquet de la Cour d’Agen en 1848, 1849, 1850 sont très bonnes. Elles le représentent comme un magistrat capable, éclairé, exact dans l’accomplissement de ses devoirs, parfaitement honorable et très considéré elles ne lui reprochent que ses opinions et ses relations républicaines. En 1849, il fut élu membre du conseil général, il l’était encore lors du coup d’Etat. Dès que la nouvelle du crime de décembre arriva à Cahors, M. Delord essaya, avec quelques amis, d’organiser la résistance pour défendre la Constitution. Cette tentative se réduisit à quelques conciliabules, les hommes des campagnes, sur lesquels on comptait, ne vinrent pas. » 

Une seule solution, l’exil 

« Les amis de M. Delord furent arrêtés ; parmi eux figurait M. Béral, procureur de la République, qui fut transporté en Afrique. M. Delord, respecté d’abord par les prescripteurs, continua de siéger jusqu’au 19 décembre à son tribunal (…). Mais (à cette date), un mandat d’arrêt était lancé contre lui par le premier président de la Cour d’Agen, et trois brigades de gendarmerie étaient chargées de s’emparer de sa personne. Averti à temps, il parvint à s’enfuir hors de France. La commission mixte du département, composée du préfet, du colonel de gendarmerie et du nouveau procureur de la République, le condamna à la transportation en Afrique, en le classant dans la première catégorie des transportés, dite Algérie-plus. (…) M. Delord ne donna pas sa démission de juge, malgré les négociations que le ministère de la justice put ouvrir avec sa belle-mère et sa femme, et qui durèrent jusqu’à la fin de 1852. Il ne fut non plus et il ne pouvait être l’objet d’aucune action disciplinaire, malgré les pressantes et acrimonieuses instances de M. le procureur général X. qui avait signé les notes élogieuses de 1850. Comment donc s’y prendre pour l’arracher de son siège ? Un procédé fut trouvé. (…) , devant lequel la plus vulgaire honnêteté eut reculé (…). » 

Le secrétaire général du ministère explique qu’on fit donc appel à un article de loi datant de 1810 selon lequel un magistrat s’absentant sans congé pendant plus de six mois peut être considéré comme démissionnaire ! Ei il poursuit ainsi son récit : « Le 21 mai 1853, M. Delord était révoqué par décret impérial… » Entre-temps, en vain, le magistrat lotois avait fait parvenir des courriers dans lesquels il indiquait être disposé à rentrer en France pour retrouver son poste. Mais il n’en fut pas tenu compte… « Ainsi chassé de France, M. Delord habita successivement l’Espagne, Puerto-Rico, la Belgique et les Etats-Unis. Préoccupé de l’avenir de ses filles, il entreprit des opérations commerciales qui ne réussirent pas. Il ne lui est resté que fort peu de choses de la fortune qu’il avait. Enfin, en 1864, il s’établit à Constantinople, près d’une de ses filles, mariée à un ingénieur des mines français, fils de l’ancien procureur de la République à Cahors en 1851. Depuis 1864, M. Delord exerce à Constantinople la profession d’avocat. Son honorabilité parfaite y est universellement appréciée. L’ambassade de France n’a pu moins faire que de l’inscrire sur la liste des notables depuis 1866 et d’en faire l’un des deux assesseurs permanents qui avec le consul-chancelier, composent le tribunal correctionnel de la colonie française. Aux dernières élections générales pour le Corps-Législatif, M. Delord a été porté comme candidat de l’Opposition démocratique dans l’une des circonscriptions du Lot. La candidature lui a été offerte au dernier moment ; il a dû envoyer son serment par le télégraphe et n’a pu venir se présenter lui-même aux électeurs. Il a obtenu néanmoins environ 5 000 suffrages. De tels faits parlent haut. Une réparation est due à M. Delord. Celle qui s’offre naturellement l’esprit serait une réintégration éclatante dans la magistrature, à un poste élevé. Mais il y a lieu de tenir compte du temps écoulé, de la situation faite à M. Delord par dix-neuf ans d’exil et par la fixation de son domicile à Constantinople. Les convenances probables de M. Delord et les aptitudes spéciales qu’il a acquises conduisent à lui ouvrir une position qui pourrait parfaitement lui convenir : ce serait celle de consul-chancelier de l’ambassade de France à Constantinople, vacante depuis le mois de janvier dernier. M. Delord a, me dit-on, manifesté le désir d’occuper cette importante position. Il paraît naturel d’accéder à ce désir. » 

Le retour au pays 

Il n’en fut cependant rien. Avec sa famille proche, qui l’avait rejoint à l’étranger, le magistrat décida finalement de rentrer au pays, après un long voyage, un peu comme Ulysse. Mais en temps de guerre, sans doute que la nouvelle mit quelque temps à parvenir à Paris. Début octobre 1870, Léopold Delord avait retrouvé la population de son village natal, Frayssinet-le-Gélat. Sur le plan professionnel, il lui fallut attendre 1876 pour retrouver un poste, à Toulouse. Puis il devint magistrat à Limoges et enfin simple juge de paix à Lyon, en 1878 (une faveur pour échapper à la limite d’âge). Un an plus tard, élu sénateur du Lot, il siège « à gauche ». Mais il décède en cours de mandat, le 27 mars 1883 à Puy-l’-Evêque. 

Eleveur de vers à soie à ses heures perdues (dans la propriété familiale du château de Pech Fumat), celui qui eut le malheur de ne pas poursuivre « le Réformateur », journal qui « incitait à la guerre civile » (selon les rapports de police de l’époque) n’était pourtant pas un « ultra ». Dès 1871, un certain C. Franc avait publié un mince opuscule rendant hommage à la rigueur et à la libre pensée du magistrat puis sénateur. Sous le titre « Un proscrit de décembre », on lisait ainsi : « M. Delord a été un partageux, en ce sens que jamais le pauvre n’a frappé en vain à sa porte. Il a été un révolutionnaire, c’est-à-dire qu’il aurait voulu et qu’il veut encore supprimer un grand nombre d’abus, diminuer le plus possible les impôts qui écrasent le peuple. Non qu’il soit un de ces utopistes qui, dans leur cerveau, fondent une République sans impôts et sans soldats, comptant sur la paix universelle alors qu’ils ne peuvent pas souvent l’avoir dans leur ménage. Non, une République ne peut pas subsister sans troupes et sans argent ; mais, de tous les gouvernements, c’est celui qui doit en employer le moins et laisser les fonds au commerce, à l’agriculture, à l’industrie et les jeunes gens dans les champs, sauf quelques exceptions. M. Delord a été révolutionnaire en ce sens qu’il a toujours voulu le gouvernement de la France par elle-même, non pas par des clubs ou par des mandataires recevant le mot d’ordre de ces clubs et rivalisant d’audace et de cruauté, mais par des assemblées sages, sous la présidence d’un homme dévoué à son pays. » 

Ph.M. 

Source : site Gallica.
Illustration : le juge de paix par Honoré Daumier. 

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