A Cahors, la tragédie oubliée de la famille Selz (1940-1944)
Les parents et leurs deux fils, originaires de Paris, ont vécu quatre ans dans le Lot avant d’être déportés. Seul l’aîné des garçons, Bertrand, a survécu à l’enfer d’Auschwitz.
Leur nom n’a pas été donné à une rue, et il n’est d’ailleurs pas même gravé sur la moindre plaque. Rien. Il ne reste rien du séjour de quatre années des membres de la famille Selz à Cahors de 1940 à 1944. Aucune trace matérielle ou mémorielle. Rien ou presque. Il faut chercher longtemps, très longtemps, pour qu’enfin, on trouve une très laconique mention. Il faut se rendre aux Archives départementales et se pencher sur l’édition datée du 6 août 1941 du Journal du Lot. Dans un articulet relatant avec retard la cérémonie de distribution des prix (pour l’année scolaire 40-41) au lycée Gambetta, on lit dans le palmarès : « Classe de Quatrième I : Excellence : Selz Bertrand (externe). » Voilà. Pourtant, sur les listes atrocement, interminablement longues des hommes, femmes et enfants appelés à être déportés, sur ces listes rédigées par l’occupant nazi et les fonctionnaires français affectés au camp de Drancy, c’est bien l’adresse « 34 rue Wilson, Cahors » qui est mentionnée en vis-à-vis des noms et prénoms de Paul Selz (né le le 15 février 1904 à Paris 11e), Suzanne Selz (née le 19 octobre 1903 à Épernay) et de leurs enfants Bertrand Selz (né le 18 mars 1928 à Paris 4e) et Gérard Selz (né le 21 septembre 1931 à Paris 16e). Ils firent partie du convoi n° 76 qui quitta Drancy le 30 juin 1944 à destination d’Auschwitz. On dénombrait quelque 1150 personnes à bord. Le père, Paul, et le fils cadet, Gérard, sont gazés à leur arrivée, le 5 juillet 1944. La mère, Suzanne, est sélectionnée pour « travailler ». Elle meurt à la fin du mois d’août. Le fils aîné, Bertrand, également sélectionné pour travailler, fera partie des 167 survivants du convoi en 1945. Il reviendra en France. Et il témoignera.
Il attend 2004 pour raconter l’enfer
Il dira tout. Mais il faudra du temps pour que la parole se libère. Beaucoup de temps. Et le 24 novembre 2004, âgé de 76 ans, il se présente « face caméra » devant Esther Shalev-Gerz qui réalise une série d’entretiens : « Entre l’écoute et la parole. Derniers témoins. Auschwitz 1945-2005 », des films produits par MK2 qui sont associés à une exposition organisée par la Mairie de Paris. L’interview est disponible au Mémorial de la Shoah à Paris. Elle est longue de deux heures et demie. Bertrand Selz y apparaît comme un homme élégant, de grande stature, d’abord un tantinet crispé, puis un peu plus à l’aise au fil des minutes. Le phrasé évoque celui du romancier Patrick Modiano. Les mots sont choisis mais parfois, Bertrand Selz hésite. Aucun détail ne semble lui échapper mais – ainsi qu’il l’avoue en substance -, il est surpris que ses souvenirs présentent quelque intérêt. Et pourtant tout est là : ce qu’il raconte est une tragédie sans nom. Tout débute pourtant dans le doux confort d’une famille aisée et aimante. Son père est courtier en tableaux, et le foyer vit dans les beaux quartiers de la capitale. C’est un bon élève, et il collectionne déjà les prix. Il se souvient certes, alors qu’approche la Seconde guerre, que les adultes parlent de l’Allemagne nazie et de l’arrivée de réfugiés juifs. C’est sans doute alors qu’il comprend qu’il est juif, lui aussi. Même si l’on ne pratique pas chez les Selz. Et puis vient septembre 39, la déclaration de guerre, et un premier séjour en province, à La Roche-Posay. Avant de rentrer à Paris. Mais la situation reste critique. Alors les Selz viennent s’installer à Cahors où des amis ont déjà choisi de se « replier ». Le père, Paul, y rejoint les siens une fois démobilisé. Il est blessé et devra dès lors s’aider d’une canne pour marcher. « Pas très glorieusement » reconnaît son fils. De fait, Paul Selz, affecté à l’intendance, a été en partie écrasé par la chute d’une pile de draps…
A Cahors, une vie presque insouciante
Dans la capitale lotoise, la vie est belle. Même quand survient l’exode des réfugiés qui affluent en mai et juin, Bertrand est à mille lieues de s’imaginer la suite. Bien au contraire. « Avec l’insouciance de la jeunesse », en tant que scout, il est chargé de guider les automobilistes qui bouchonnent sur la nationale, s’asseyant sur le capot pour les diriger. « On est excités, c’est une aventure », glisse-t-il en substance. Avec ses camarades, il participe aussi à l’organisation des queues devant les magasins, les guichets de logement et de distribution de nourriture. Et puis survient l’Armistice. Sa famille est attristée, mais Bertrand insiste : les Selz ne se sentent pas davantage inquiets que les autres réfugiés et même tous les Cadurciens. Pourquoi le seraient-ils ? Parce que juifs ou considérés comme tels par le régime de Vichy ? Mais non… Alors, après l’été les garçons reprennent leur scolarité. Et le père s’occupe. Si la profession de marchand de tableaux est interdite aux « israélites » par le nouveau pouvoir, Bertrand se souvient que son père a pourtant été sollicité par Vichy pour organiser une exposition aux États-Unis en 1941. Le visa est accordé mais le père refuse. Pour notre part, nous avons retrouvé cependant des échanges prouvant que le gouvernement a refusé que Paul Selz se rende en Suisse pour y exposer des tableaux dans le cadre d’échanges culturels bilatéraux (lettre de décembre 1941 de l’ambassadeur de France à Berne, Renom de la Baume, adressée à l’amiral Darlan où il est noté « l’absence d’intérêt du projet » (sic) et rappelé « l’interdiction faite aux Juifs d’exercer le commerce de tableaux… »).
Des allers-retours jusqu’en Suisse
Pourtant Paul Seltz se rendra bien en Suisse. En tout cas jusqu’à la frontière. En 1942 vraisemblablement, il intègre un réseau de résistance et accompagne des clandestins jusqu’à Annemasse. Avec sa canne et son allure de notable, il n’éveille pas les soupçons. Plus étonnant encore, il demande même à son fils aîné de faire de même. Qui se serait méfié d’un gamin de 14 ans ? En novembre de la même année, la zone « sud » est occupée, les Allemands investissent le Lot. Mais la famille Selz se réjouit : trois jours plus tôt, les Alliés ont débarqué en Afrique du Nord. En 1943, première alerte durant l’été. Apprenant qu’il est recherché, Paul Selz part avec Bertrand se mettre au vert quelques mois dans le Gers, cachés par des curés de campagne. Il revient à Cahors pour la rentrée scolaire et le danger semble écarté. Ce n’était qu’un répit. Au printemps 1944, de nouveau, le père et son fils aîné s’enfuient et, cette fois, vont se cacher à Albias, dans le Tarn-et- Garonne. Ils attendent de faux papiers alors que Paul Selz a déjà un point de chute en région parisienne. Mais la Gestapo est plus rapide. Bertrand et son père sont arrêtés et conduits à Montauban. Ils sont interrogés et apprennent avec stupeur que les autorités avaient reçu une cinquantaine de courriers de dénonciation. Bertrand se souvient de l’un d’eux : « Sans ces Juifs qui ont les moyens de bien manger, mon fils aurait été premier de sa classe… » Dirigés ensuite à Toulouse, ils retrouvent la mère de famille et le fils cadet, arrêtés dans le même temps à Cahors. « Là, on a compris que c’est le fait d’être juifs qui nous valait ce traitement. Résistant, mon père aurait été abattu. Là, un autre sort nous attendait. »
Le retour à Cahors via Odessa et Marseille
C’est donc le transfert vers Drancy puis Auschwitz. Et cette remarque incroyable de Bertrand Selz : « A deux reprises, j’ai eu l’occasion de m’enfuir, de sauter du train. Je ne l’ai pas fait et j’ai bien fait. Je l’aurais regretté toute ma vie. » C’est donc le convoi vers l’inconnu. Mais si ses parents peut-être ne se font plus d’illusions, Bertrand se souvient encore : « Quand on a traversé la Forêt noire, j’ai pu apercevoir un peu du paysage. J’ai trouvé cela beau, je me suis promis d’y revenir quand la guerre serait finie… » La suite, c’est donc Auschwitz. La famille est séparée à son arrivée. Bertrand est affecté dans un commando de travail. Il est dirigé vers le camp annexe de Buna-Monowitz. Il survivra. Grâce à une succession de petits miracles. De complicités nouées avec des compagnons d’enfer dans cet univers inimaginable, de simulations aussi. Bertrand raconte dans l’interview chaque détail de ce quotidien innommable. Puis vint la libération du camp par les Soviétiques, le transfert vers Cracovie et enfin le retour en France via Odessa. Son bateau, enfin, accoste à Marseille à l’été 1945. Dirigé vers une infirmerie, il s’échappe et trouve un train pour Cahors. Bertrand récupère quelques affaires dans l’appartement de la rue Wilson, gagne Paris puis redescend chez un oncle à Cannes. Là, il rédige une sorte de récit où il décrit une journée dans un camp, tout en faisant en sorte que le fil des heures corresponde au rythme des saisons. « Un peu comme Soljenitsyne plus tard » sourit Bertrand Selz. Le texte est publié dans un journal niçois. Enfin, il retourne – définitivement – à Paris, tente en vain de reprendre le cours normal de ses études (il souffre de problèmes pulmonaires et aussi, et surtout d’un décalage de maturité avec ses condisciples). Alors cap vers une vie
« normale ». Bertrand Selz se marie et fait carrière dans le commerce.
Signé : « Matricule A16852 »
Il attend les années 1980 – et la diffusion de la série Holocauste à la télé – pour commencer à parler à ses proches. Mais l’homme dont les parents et le frère ont été tués par l’impensable mise en œuvre de la « solution finale » et qui n’en finit pas de penser à sa mère qui a survécu deux mois pour rien, mais l’homme Bertrand Selz reste un homme toujours debout. Il dirige dans les années 1990 une ONG qui vient en aide aux Touaregs. Et en avril 2003, il cosigne une tribune dans Le Monde initiée par le collectif « Une autre voix juive ». On y lit : « Nous considérons tous que, né dans les conditions historiques laissées par les ruines du fascisme hitlérien, le peuple israélien a droit à un État aux frontières sûres et reconnues […]. Mais nous n’autorisons ni l’État d’Israël, ni les institutions qui, en France, prétendent représenter les citoyens juifs, à parler en leur nom. Nous nous révoltons contre l’oppression coloniale dont souffrent la Palestine et les Palestiniens du fait du gouvernement d’Israël. » Quand il signe, Bertrand Selz prend soin de préciser : « Responsable d’une association humanitaire, déporté à Auschwitz 3, matricule A16852 ». L’ancien lycéen de Gambetta meurt à Clichy le 10 novembre 2017. Dans un roman de Modiano, on lirait peut-être que certains après-midi, il arrive que l’ombre de sa haute silhouette, celles de son père qui marche aidé de sa canne, de sa mère et de son frère, semblent encore arpenter la rue Wilson tandis que le soleil brûle les pierres séculaires du Pont Valentré.
Philippe Mellet
Source principale : Mémorial de la Shoah. Photo site cartorum.