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Zadkine aux Arques, de l’hiver de la guerre aux étés de la paix

Lotois d’adoption, le sculpteur et son épouse offrent après la guerre une image heureuse de leur vie lotoise. Mais ce ne fut pas toujours le cas.

L’article paraît dans Libération le 31 août 1946. Signé René Barotte, il s’inscrit dans une série estivale dénommée « Vacances d’artistes ». Ce jour-là, le lecteur est invité à se plonger dans un petit village lotois, Les Arques, pour découvrir comment le sculpteur Ossip Zadkine et son épouse, la peintre Valentine Prax, occupent leurs journées… Le style est alerte, la description sans doute fidèle. L’été du couple se révèle synonyme de travail et d’une forme d’austérité heureuse. 

« Ailleurs, les artistes cherchent le scintillement coloré des régates ou le mouvement perpétuel de la foule pour peindre leurs meilleurs tableaux de vacances. Ici, dans ce village du Lot, dont les ruines datent du moyen âge, aux Arques, Zadkine et Valentine Prax sa femme, deux grands artistes de notre temps, travaillent dans une solitude absolue. Ils s’étaient réfugiés là au début de la guerre. Ce pays leur était familier. Depuis longtemps déjà, ils y possédaient cette vieille gentilhommière ornée d’une tour droite comme un palmier. »

Elle voulait croire à la joie

« Quand les Allemands envahirent la zone libre, Zadkine partit pour New-York, tandis que Valentine Prax assumait la garde de la vieille demeure et dissimulait à l’envahisseur l’œuvre splendide de son mari. Les voici enfin réunis. Ils ont repris leurs habitudes d’autrefois. Leur simplicité est telle qu’ils ne m’ont pas raconté leurs derniers travaux. En Amérique, Zadkine a exécuté plus de quarante-huit œuvres parmi lesquelles sa « Prisonnière », la femme à trois visages enfermée dans une cage, symbolisant la résurrection de la France martyre. Prax, s’inspirant des ruines de sa vieille demeure, a peint des toiles comme « le Pont », « l’Eglise », « le Château en ruines », et aussi des tableaux très colorés comme cette « Arrivée à Cythère » montrant qu’au moment le plus cruel de la séparation, elle voulait croire encore à la joie. »

« Le Christ géant._ C’est Valentine Prax qui me fait les honneurs de l’atelier de Zadkine installé dans une grange. Ses dernières œuvres semblent extraites même du cœur de ce pays auquel, bien que né à Smolensk, il prétend appartenir astralement. Dans la terre rouge du Lot, il a modelé la « Niobé ». Cette œuvre si émouvante pourrait à elle seule justifier le nom de « sculpteur ailé » qui fut donné au grand artiste. Des arbres de son pays qui sont en train de mourir, l’inoubliable auteur de « l’Orphée » a tiré plusieurs chefs-d’œuvre. Un amandier s’est transformé en Diane, un ormeau a pris la forme d’une autre figure mythologique, tandis qu’un troisième arbre est devenu un Christ géant de 6 m. 50 de haut. »

« Quand je suis arrivé, Zadkine modelait dans la terre brune un groupe à plusieurs personnages. Souriant, très mystérieux, ce petit homme au regard si vif m’a dit : « C’est ma dernière recherche. J’espère que ce groupe « viendra bien » et ne finira pas prématurément au « cimetière ». Le cimetière, je l’ai su après, c’est le lieu où derrière la maison vont pourrir tant de chefs-d’œuvre sculptés qui ne conviennent pas à l’exigence de leur auteur. Quittant l’atelier de l’artiste nous avons traversé la cour et gagné cette pièce tranquille où travaille Valentine Prax. Là, du moins, elle trouve un précieux refuge, car dans son atelier Zadkine siffle et chantonne en travaillant et cela exaspère Valentine. »

100 kilos de livres !

« D’étranges lettres d’amour._ Il y avait là des figures à plusieurs visages, il y avait aussi des arlequins avec des masques, il y avait encore de nombreuses gouaches inspirées parfois du paysage des Arques, de plus en plus dépouillées et cependant très riches. Elles sont destinées à une prochaine exposition londonienne. Tandis que Valentine Prax faisait la moue devant sa dernière nature morte, car elle n’est jamais contente de ses œuvres, Zadkine me confia : « Pour faire un tel tableau ma femme exécute peut-être une cinquantaine de dessins qu’elle néglige, qu’elle froisse, et moi je les relève, je les rassemble avec passion, on dirait des lettres d’amour.  Quand j’ai quitté les deux artistes, le jour baissait, l’heure du travail était terminée, réunis maintenant dans la même pièce, ils reprirent la lecture de leur auteur préféré : Zadkine, qui a rapporté de Paris plus de 100 kilos de livres, savoura « les Illusions perdues » de Balzac, Valentine Prax lut pour la vingtième fois une page d’« Albertine » de Proust dont elle s’est souvent inspirée dans ses figures les plus vivantes. »

Quatre ans plus tard, dans le journal « Arts » cette fois, en date du 18 août 1950, dans le cadre d’une série estivale titrée « Cartes postales », le sculpteur lui-même rédige ce texte : « Je suis dans le Lot, dans ma vieille et sympathique maison. Je me repose et fais un peu de sculpture et une guerre acharnée aux ronces et chardons. En dehors de cela, je pense sérieusement ouvrir ici une clinique pour chiens et chats malades et affamés ; j’ai déjà cinq clients sérieux. Les gens, ici, n’ayant de véritable sympathie et intérêt que pour les cochons et vaches. En dehors de cela, j’écoute la voix de M. Georges Briquet qui me parle des héros et triomphateurs, ces hommes de classe capables de re muer le cœur des foules sous 33 degrés à l’ombre. Cela est réconfortant quand on sait combien il est difficile de troubler le cœur des hommes par d’autres moyens tels que peinture, sculpture, etc. Mais ne croyez pas qu’il y ait aucune animosité contre ces géants de la route. Que je sois dans mon atelier, une ancienne grange, où mon Christ me regarde de ses yeux pleins d’une paix éternelle, ou que je regarde en face cet horizon de collines coiffées de bois de pins et baignées de cette paix éternelle, aussi je songe à tout ce que j’aimerai encore réaliser en sculpture et à tous ces projets de monuments qui n’ont pour l’instant de réalité que dans mon esprit. Valentine Prax peint un grand tableau qui représente des menuisiers. Moi-même j’achemine une grande Daphné en bois vers son aspect « intriqué » d’objet perdu dans le bois. Cette sculpture serait polychromée. Je ne sais quand cette sculpture verra mon atelier. »

Une expo à Cahors en octobre 41… 

Le texte est certes teinté d’une forme d’humour. Mais la carte postale se veut globalement similaire. Le couple travaille. En harmonie avec le village et son environnement, loin du tumulte, seulement accompagné de quelques chats et chiens… Cela étant, il ne s’agit pas de la part des deux artistes d’une forme de communication. On ne peut croire qu’il y ait eu alors de leur part une volonté de donner à voir ou à lire une photo truquée de leur été lotois. Cependant, quelques remarques s’imposent.

Une erreur s’est glissée dans le premier article. Zadkine n’a pas été contraint à l’exil lors de l’invasion de la zone dite libre. Celle-ci eut lieu le 11 novembre 1942. Or, le sculpteur a quitté l’Europe en 1941. En mai de cette année-là, il obtient un visa pour les Etats-Unis, et il embarque à Lisbonne le 20 juin 1941 sur l’Excalibur. Il s’installe ensuite à New-York. Il ne rentre en France que le 28 septembre 1945.

Valentine, son épouse, reste en France. L’histoire retient que son mari a été contraint au départ en raison de ses ascendances juives. Il est aussi vrai que dans son journal tenu en Amérique, le sculpteur qui a déjà connu la Première guerre (il s’était engagé dans la Légion étrangère), dit son effroi face aux malheurs qui touchent la France. Quand il sculpte « la prisonnière », exposée en décembre 1943, qui représente une femme entre pleurs et douleur, il explique : « La Prisonnière est une tentative de parler franc et simple, à tout le monde, de ce qu’est la France en ce moment. Il m’est impossible de ne pas en parler, hurler, gueuler même ».

Cette allégorie de la France occupée, c’est aussi sans doute le visage de la femme qu’il a épousée en 1920 à Bruniquel et avec laquelle il a trouvé et aimé la maison des Arques au milieu des années 1930. Or, restée dans le Lot (l’atelier parisien du couple a été confisqué), Valentine ne reste pas totalement isolée. En tout cas dans les premiers temps de la guerre. Ainsi en octobre 1941, à l’invitation du préfet Bézagu lui-même, au sein de la préfecture, plusieurs de ses toiles sont exposées à l’occasion du Salon d’Automne. Le très collaborationniste Journal du Lot a des mots admiratifs (édition du 16 octobre 1941) : « Mme Valentine Prax avec quatre toiles nous a émerveillés. Une profusion extraordinairement riche de couleurs rares et savoureuses, de tonalités chaudes ou délicates, au service d’éléments poétiques, parfois plus littéraires que picturaux : voilà ses natures mortes qui n’ont de mortes que le nom. Cette admirable artiste transpose des impressions courantes, sinon banales. Une main de fée a « recréé » les éléments de ses compositions. Ici tout est filtré par un tempérament original et sincère. Transposition et non imitation servile. Depuis la photographie en couleur, le peintre voit ses horizons s’élargir. Et c’est tant mieux… » On sait par ailleurs que lors de cette exposition, est présentée une sculpture de Zadkine (comme le relève la revue Quercy de décembre 1941).

…et une séparation de biens

Or, à cette date, l’artiste exilé aux USA présente sa première exposition américaine… Mais à consulter les archives de la presse lotoise, il y a une autre information qui étonne. Il s’agit d’une annonce légale. On y apprend que le 6 février 1941, le tribunal civil de Cahors a prononcé la séparation de biens entre les époux Prax-Zadkine (au profit de de la première nommée), domiciliés aux Arques. Valentine Prax en avait formé « contre son mari » la demande le 24 décembre 1940 via un huissier. Une façon de se protéger mutuellement alors que les nuages de la Seconde guerre se révèlent chaque jour plus pesants, plus menaçants ? On sait en tout cas que l’épouse veilla sur la demeure des Arques et sur les œuvres du sculpteur avec courage jusqu’à la Libération. Malgré les tracasseries des miliciens, malgré les souffrances de la séparation. Toujours est-il que c’est dans le Quercy que la paix revenue, le couple renoua avec une création plus sereine… Un Quercy qui avait été en ces temps terribles une belle terre de résistance. Et il n’y a pas de hasard : c’est le grand écrivain et résistant Jean Cassou, en 1967, qui remet à Zadkine, quelque temps avant sa mort, les insignes de commandeur de la Légion d’honneur.

Sources : site Gallica-BNF, Archives nationales. Photo : Musées du Lot / P. Frasnay

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