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Sibelle, les professions de foi et l’urne baladeuse (pour la bonne cause) 


Chaque samedi, l’actualité lotoise vue par Philippe Mellet et surtout par ses chats. 

Selon une tradition bien établie, chacun comprendra qu’il n’est pas ou plus question, à la veille du premier tour de l’élection présidentielle, de commenter ici les derniers chapitres de la campagne, les dernières déclarations de Monsieur X ou de Madame Y… Demain, dès 8 h, chacun pourra donner son point de vue. Et dans le secret de l’isoloir, opter pour celui ou celle qui lui semble le plus à même de résoudre les délicates équations de l’An de grâce 2022. Ou pas. Après tout, vous faites peut-être partie des « inscrits » que l’on ne retrouvera pas, à l’heure du dépouillement, dans la colonne des « votants » ou celle des « exprimés ». 

Souffrez néanmoins que je vous raconte, ainsi qu’à ma chère Sibelle, quelques anecdotes ayant trait à la thématique électorale. Et je vais commencer par évoquer feu mon cher papa. J’ai évidemment pensé très fort à lui mercredi ou jeudi quand j’ai ouvert la grande enveloppe blanche contenant les professions de (bonne ou mauvaise) foi des douze candidats en lice et les petits bulletins sans fioriture sur lesquels sont imprimés leurs seuls noms et prénoms. Figurez- vous que si plus de 90 % des électeurs et électrices finissent, lecture faite ou pas faite, par la jeter dans la poubelle de tri, mon père, lui, en prenait soin comme le saint sacrement (si l’on ose dire à propos de ce rituel si républicain)… Ainsi, à son décès, ai-je découvert dans un dossier de sa bibliothèque, méticuleusement archivées, quatre décennies de propagande électorale (scrutins communaux, cantonaux, régionaux, et bien sûr ceux des législatives et présidentielles), avec les bulletins de vote afférents. Un trésor qui dormait et qu’il abondait au fil des ans.

Jeudi soir, avec ma protégée féline, nous nous sommes plongés dans cette collection de promesses, d’engagements, à la typographie austère pour les plus anciens documents, puis à la présentation davantage illustrée et colorée au fil du temps. Un exercice très pédagogique, une leçon d’histoire. Et au final cette question qui me taraude : à quoi pensait mon père quand il ouvrait ce dossier ? Et quand il l’alimentait ? Je ne saurai jamais. Mais je le remercie. Il est des legs bien plus futiles que des décennies de propagande électorale. La démocratie représentative, la République, tout ça… Ce ne sont pas que des mots, fussent-ils imprimés. Ce sont des lettres et invitations que l’on reçoit et qu’il semble impoli de refuser. Au fond, mon père a accusé réception. Et moi avec.

En cette veille d’élection, je pense aussi à mon grand-père ardennais. Il respectait un autre rituel. Ces dimanches-là, il se levait vers 7 heures, enfilait d’abord son bleu pour aller nourrir les lapins et les poules. A son retour, il sortait de l’armoire son plus beau costume, celui des mariages, des enterrements, des 14 juillet et des 11 novembre. Une fois habillé, le nœud de cravate impeccablement noué, il glissait dans la poche intérieure de sa veste le bulletin qu’il avait déjà mis de côté et il allait s’asseoir devant la fenêtre de la cuisine. Il fixait le jardin. On aurait dit qu’il attendait que je ne sais quelle délégation vienne toquer à la porte, on aurait pu penser aussi à un condamné attendant le verdict. Voire le bourreau. Plus prosaïquement, il attendait surtout son épouse, c’est-à-dire ma grand-mère. Et vers dix heures, tous deux apprêtés, ils parcouraient les quelque 5 à 600 mètres qui séparaient leur maison de la mairie du village. Un peu comme s’ils allaient assister à une messe laïque. Il y avait quelque chose de sacré dans l’accomplissement de leur devoir de citoyen.  Chemin faisant, mon grand-père vérifiait à plusieurs reprises que le bulletin était bien dans la poche. On ne sait jamais. Car même si d’autres, identiques, étaient disponibles dans le bureau de vote, c’était bien celui-là qu’il entendait glisser dans l’enveloppe puis dans l’urne. Il l’avait mis de côté plusieurs jours plus tôt. Et il n’était pas question qu’en raison d’un moment d’égarement, d’une confusion, il puisse se tromper. Une fois sorti de la mairie, une fois le maire salué et ses assesseurs, je crois qu’il devait pousser un « ouf » de soulagement. Peut-être même osait-il desserrer sa cravate. Maintenant, tout pouvait arriver. Lui, il avait rempli son devoir. Il avait la conscience tranquille. 

Je pense enfin à ma grand-mère ardennaise, déjà citée. Un souvenir incroyable et si touchant. Elle devait avoir passé les 90 ans. Son époux, c’est-à-dire mon grand-père, était déjà parti. Je ne sais plus de quel type de scrutin il s’agissait. Elle n’était pas très en forme. Les 5 à 600 mètres séparant la maison de la mairie du village lui en paraissaient le double ou le triple. Alors il était convenu que mon père viendrait dans l’après-midi pour l’emmener voter en voiture. Personne ne se doutait que la formule serait à prendre au pied de la lettre. Une fois l’auto garée devant la mairie, voilà ma grand-mère qui a du mal à s’extraire du siège passager. Dans le village où tout le monde se connaît et dont ma grand- mère est alors devenue la doyenne, il se produit alors un petit miracle. Le maire sort du bureau et vient prendre des nouvelles. Il comprend que son administrée est fatiguée (euphémisme). Avec mon père, ils décident donc de faire une entorse au code électoral. Avec l’assentiment des assesseurs et des quidams, c’est mon père qui va aller choisir et glisser le bulletin dans une enveloppe, et signer sur la liste d’émargement en lieu et place de la doyenne de mère. Et le premier magistrat descend ensuite l’urne sacrée quelques instants de son piédestal républicain, parcourt la vingtaine de mètres jusqu’à la voiture pour que ma grand-mère ait la satisfaction de voter en tendant sa frêle main depuis la fenêtre à la vitre baissée. Des passants ont même applaudi. Personne n’a imaginé mentionner quoi que ce soit sur quelque feuillet officiel. Croyez-le ou pas, ma grand-mère a retrouvé ensuite tout son allant. Un coup de fouet citoyen. Elle est décédée quasi-centenaire. En bonne républicaine. 

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