Sibelle et les touristes de l’été prochain
Chaque samedi, l’actualité lotoise vue par Philippe Mellet et surtout par ses chats.
Il faut toujours qu’elle ronchonne. Alors que des plus gradés de nos décideurs politiques aux plus modestes de nos professionnels de la restauration, chacun criait sa joie de voir « Cahors, sur les chemins de Compostelle », figurer dans le Top 20 du palmarès des destinations vacances de l’année publié par Le Monde, ma protégée féline, elle, a commencé par râler. « On va être envahi ! Une déferlante. On va retrouver le charme des bouchons d’antan sur la RN20. Il faudra deux heures pour traverser Cahors, jouer des coudes sur les quais avec la foule qui piétinera avant enfin de s’avancer sur le Pont Valentré. On se garera à Vers pour espérer visiter Saint-Cirq-Lapopie et sur les chemins de Saint-Jacques eux-mêmes, à travers les causses ou le long des rivières du Célé et du Lot, c’est bien simple, le préfet devra mobiliser des escadrons de gendarmerie pour sécuriser la circulation. » « Tu exagères sans doute. Cela va peut-être doper les chiffres du tourisme. Et c’est tant mieux. Mais ta vision apocalyptique me semble un tantinet caricaturale » ai-je osé répondre.
Du coup, ma tigresse a boudé quelque temps. Puis, elle est revenue vers moi, et j’ai tout aussitôt deviné qu’une idée avait germé dans son esprit malin. « Et si l’on anticipait ? Et si l’on en profitait, nous aussi ? » m’a-t-elle suggéré. J’ai donc immédiatement craint le pire. Et logiquement, je n’ai pas été déçu. « Je vais proposer à quelques matous de ma connaissance qu’à la belle saison, on aille se positionner en des points stratégiques pour vendre des coquilles que nous aurons préalablement peintes en or et sur lesquelles nous aurons gravé le slogan du département : Oh My Lot ! » Et Sibelle de préciser. « Bien entendu, il faut du stock. Si tu peux nous avancer quelques billets, ça va le faire. On achètera des Saint-Jacques, on fera un effort pour manger les noix, et du coup, plus question de jeter les coquilles. Ce sera même un exemple de recyclage. Très dans l’air du temps… »
Ma réaction a refroidi les ardeurs de Sibelle. J’ai rétorqué que je n’étais pas une banque d’affaires, et qu’il ne m’avait surtout pas échappé que vu le prix de la matière première, la viabilité économique du projet m’échappait. Mais pas l’appétit gourmand et gourmet de Sibelle et de ses amis félins du village. Soudain, l’atmosphère s’est quelque peu tendue. Et dès lors, une promenade s’imposait, il fallait prendre l’air, oublier cet échange surréaliste. Alors, en attendant que des hordes de touristes et de pèlerins viennent découvrir les charmes du Lot, j’ai proposé à ma petite féline de se dégourdir elle les pattes, mois les pieds. On est sorti, on a descendu les rues pentues du vieux village puis nous avons fendu la brume pour marcher le long des vignes qui bordent le Lot. Un pâle rayon de soleil nous a ensuite accompagnés. A l’angle d’une parcelle plantée de pieds de malbec quasi centenaires, nous croisâmes le vol inquiet d’une mésange, et un peu plus loin, c’est la silhouette affairée d’un petit rat des champs qui s’est reflétée sur une flaque d’eau fatiguée.
Au moment de faire une pause, profitant d’un muret en pierre sèche faisant figure d’îlot dans cet océan d’alignements de ceps, Sibelle, enfin, a bien voulu me pardonner mon refus. « Tu as raison. Pas besoin de coquilles. L’idée était peut-être trop ambitieuse. L’été venu, on se contentera de regarder les touristes et pèlerins cheminer au loin, depuis notre bolet, quitte à les conseiller si d’aucuns venaient à se perdre dans notre rue. Et puis on se rallongera dans nos chiliennes. On habite le paradis. Ce serait goujaterie que de rançonner ceux qui veulent y goûter, hein ? »
Visuel @DR