Sibelle et les bébés ours de Gramat
Chaque samedi, l’actualité lotoise vue par Philippe Mellet et surtout par ses chats.
Nous voilà donc confinés. Enfin, vous et moi. Parce que les animaux domestiques, évidemment, échappent à la règle. J’ai donc suggéré à ma protégée féline de faire preuve d’un minimum de solidarité en cette période très particulière. D’abord dubitative, elle a fini par accepter. A condition de trouver une occupation à même de nous distraire un moment de cette actualité anxiogène.
Je n’ai pas eu à chercher bien loin, apprenant que la direction du Parc animalier de Gramat lançait un appel à la population pour choisir les noms des trois bébés oursonnes nées le 15 janvier. Elles pèsent chacune autour de 3,2 kilos et, comme leur maman Groseille, se portent à merveille. L’équipe des soigneurs et agents a effectué une présélection. Il faut donc voter entre Amarri, Cassy, Kuraïa, Minoris, Mishka, Mizar, Néu, Noisette, Osis et Phelda. Ce qui me semblait un exercice ludique et d’ailleurs attendrissant a plongé ma petite Sibelle dans un abîme de perplexité.
Elle a commencé par surfer quelques minutes pour tenter de trouver quelques éléments étymologiques concernant ces dix noms (ce qui s’avéra assez déconcertant parfois, en tout cas peu à même d’éclairer notre décision) puis a pesé pour chaque proposition le pour et le contre. Je vous passe évidemment quelques détails, comme son regret que ne figurât pas le plus beau des noms à ses yeux… C’est-à-dire le sien. Puis Sibelle a fini par trancher, se basant sur des critères évidemment parfaitement subjectifs.
Voici son top 3 et ses explications. Cassy, car il évoque évidemment cette petite baie fruitée dont le jus tire sur le violet, mais aussi le célèbre poème de Rimbaud : « La Rivière de Cassis roule ignorée / En des vaux étranges : / La voix de cent corbeaux l’accompagne, vraie / Et bonne voix d’anges : / Avec les grands mouvements des sapinaies / Quand plusieurs vents plongent. » J’ai opiné du chef, ajoutant que son synonyme Cassis était aussi une des plus belles petites stations méditerranéennes, entourée de ses calanques. Noisette, ensuite. Car pour Sibelle, cela fait penser aux écureuils qu’elle croise parfois dans les sous-bois quand elle s’aventure au-delà des limites du village. J’ai froncé les sourcils. Va pour Noisette, mais l’idée même que ma belle parfois s’éloigne trop de la maison ne me rassure guère. Et enfin Osis. Sibelle y a distingué une consonance évidente avec les oasis des déserts africains, et moi, en retour, une parenté avec la célèbre divinité égyptienne.
Cette douce parenthèse refermée, j’ai profité de la bonne volonté de Sibelle pour lui narrer une anecdote familiale. Puisque certains parlent en ce moment de « Drôle de guerre » (qui n’en fut pas vraiment une), souhaitons surtout que celle d’aujourd’hui ne se termine pas comme celle qui débuta en septembre 39 pour s’achever par l’attaque allemande sur Sedan (ma ville). Et donc par des cohortes de malheureux jetés sur les routes de l’exode. Parmi eux, une partie de mes grands-oncles qui, avec mon grand-père, avaient repris le commerce de leur paternel (transport de charbon et bois de chauffage). Mon grand-père, plus jeune, était le 10 mai 40 sur le front. Bref. D’un optimisme pas franchement pertinent quant à la suite des événements, mes oncles avaient acheté quelques mois plus tôt un Berliet flambant neuf. Au moment de fuir vers la Vendée – destination désignée par les autorités pour les Ardennais -, ils hissèrent sur le plateau du camion matelas, malles de vêtements, petit mobilier. Puis les hommes gagnèrent la cabine, les femmes et les enfants installés confortablement à l’arrière. Vous me croirez ou non, le Berliet qui n’avait pas 5000 km au compteur n’a jamais voulu démarrer. En catastrophe, il fallut se rabattre sur une Primaquattre bien fatiguée. La moitié des bagages fut laissée sur place. 80 ans plus tard, on en rigole ou presque. Mais pendant longtemps, croyez-le bien, prononcer le seul mot de « Berliet » lors d’un repas en famille avait valeur de blasphème. Sibelle a souri, puis elle a gagné le bolet. Et enfin la rue qui mène vers le haut du causse.
Me voilà bien, de nouveau confiné. Seul. Mais je n’ai pas le droit de me plaindre. En votre nom, je salue tous ceux qui sont au front : tous les personnels soignants, évidemment, et tous ceux qui permettent de continuer à vivre bien plus aisément qu’en 39-40 tels les employés de supermarchés, fonctionnaires de différents corps, routiers, agriculteurs… Je ne peux tous les citer et m’en excuse platement. Bon courage, et merci pour tout.