Sibelle et le jardin d’Albas
Chaque samedi, l’actualité lotoise vue par Philippe Mellet et surtout par ses chats.
Après la Toussaint,voici la commémoration de l’Armistice de 1918, après les caveaux de famille, place aux monuments de nos villes et villages où sont gravés les noms des morts au champ d’honneur : à l’image de ses ciels gris et venteux, invariablement, la première moitié de novembre nous fouette la mémoire. Sa pluie froide nous rappelle à la réalité de ce qu’est la vie, de ce qu’est notre histoire. Moi, pour ne pas trop être pris de vertige, pour que ces rituels certes légitimes ne me glacent pas les sens et le sang, j’ai un remède nommé Sibelle. Chaque jour qui passe, ses minauderies me ravissent et ses caprices m’amusent. Hier, la voilà qui s’affaire dans la chambre du bas. Et bruyamment. Je descends. Je surprends la tigresse en train de retourner le dressing de ma fille. Elle ouvre les boîtes à chaussures (il y en a pas mal), elle fouille les tiroirs où chouchous et barrettes s’accrochent à des bijoux en toc, elle écarte les cintres, elle renverse des piles de tee-shirts, elle éparpille des papiers et cartes postales. Je me risque à perturber l’entreprise : « Certes, je ne doute pas que tu prendras le temps ensuite de ranger consciencieusement tout ce que tu es en train de déranger avec entrain, mais tu ne veux pas me dire ce que tu cherches? » Sibelle s’interrompt, penaude : « Ses figurines Playmobil. » J’insiste : « Et pourquoi ? » Alors ma protégée féline m’explique qu’à l’occasion du salon des collectionneurs qui se tient lundi à l’Espace Valentré, elle aurait volontiers exposé une partie de ce trésor que ma fille a amassé, enfant et même adolescente, allant jusqu’à bâtir une ville imaginaire avec les personnages et leur décor. Alors, avec patience, je fais la leçon à Sibelle, je lui dis qu’une collection, c’est personnel, c’est même intime parfois, seul son propriétaire peut en disposer à sa guise, car chaque pièce a sa propre histoire, et que tout est ordonné selon des principes et critères singuliers. Si un Playmobil vétérinaire est rangé avec un Playmobil cow-boy ou conducteur de bus, ce n’est pas par hasard. Sibelle finit par opiner du chef. Je devine son désarroi. Elle ne possède pas elle- même de collection encore assez riche pour espérer susciter un intérêt auprès des spécialistes ou des curieux. Elle n’en a pas la patience… Elle a débuté en vouant un culte aux timbres, puis, le mois suivant, elle a tout envoyé bouler pour les boules de neige, et ensuite les dés à coudre. Etc. En revanche, avec l’automne et la chute du mercure, la nature a fait son œuvre : selon un cycle biologique inné, la voilà qui collectionne les repas prolongés. Elle prend du gras, comme dit l’autre. Je n’ai rien à dire. Le week-end dernier, j’ai ramené moi-même d’un court séjour en Moselle où se tenait une réunion de famille quelques exemples de charcuterie locale (saucisse de foie, fuseau lorrain) qui tiennent au corps. C’est souvent le cas des madeleines de Proust. Entre les quiches de ma Lorraine maternelle et les tartes au sucre de mes Ardennes paternelles, j’ai l’ADN solide. « Il vaut mieux collectionner les calories que les emmerdements » tranche Sibelle. Et si tant est que l’on culpabilise, alors, avec ma fidèle féline, on bravera les intempéries, on bravera les premiers frimas et on ira marcher le long du Lot. Et par exemple, on ira vérifier si le délicat et romantique jardin toscan aménagé à Albas, une fois l’été enfui et enfoui, conserve ne serait-ce qu’une part de sa poésie née du subtil mariage des pierres, des plantes et des fleurs.