Sibelle et l’âge pivot
Chaque samedi, l’actualité lotoise vue par Philippe Mellet et surtout par ses chats.
Ce n’est pas simple tous les jours d’avoir à la maison un animal de compagnie, a fortiori quand il s’agit d’une petite féline curieuse que rien n’indiffère. Avec une patience qui me surprend moi-même, il m’a ainsi fallu expliquer à ma chère Sibelle les tenants et les aboutissants du projet de réforme des retraites qui provoque une poussée d’urticaire dans une partie de l’opinion, des syndicats et des partis. Je n’imaginais pas que le point d’achoppement surviendrait au moment de définir cette notion apparue récemment dans le débat : « l’âge pivot ». Rien à voir évidemment avec l’ancien présentateur d’Apostrophes et de Bouillon de Culture, rien à voir non plus avec le joueur qui au basket se situe au plus près du panier. Ou encore moins avec la méthode dite du « pivot de Gauss » dont chacun sait qu’il s’agit d’un algorithme efficace permettant de résoudre – lorsque c’est possible – un système d’équations linéaires (ouf, merci Internet!). J’ai bredouillé quelque peu, j’ai parlé de retraite à taux plein, d’âge légal, de décote, de bonus ou malus. Mais invariablement, Sibelle revenait à la charge. Et pour finir, m’a posé la question qui tue. « Alors pour toi, il y aura combien de bougies sur le gâteau quand tu auras l’âge pivot ? ». J’ai botté en touche.
Pourtant, à défaut de répondre précisément à sa question, ce n’est pas l’envie qui me manquait alors de rétorquer à ma protégée qu’au fond, l’essentiel était ailleurs. J’aimerais être sûr qu’elle sera encore là, Sibelle, quand j’aurai l’âge pivot… Et puis, aussi vite qu’elle y était intéressée, ma tigresse domestique a abandonné le sujet des retraites pour se focaliser sur un autre sujet, et celui-là la concernait au premier chef. Voilà que deux juristes néerlandais, Arie Trouwborst et Han Somsen, ont publié une étude dans le très sérieux Journal of Environmental Law au terme de laquelle, pour respecter le droit européen sur la protection de la nature, les propriétaires de chats ne devraient pas laisser leur animal se promener en liberté ! Pour les deux juristes, les chats sont notamment responsables de la mort de dizaines de millions d’oiseaux, dont beaucoup appartiennent à des espèces menacées. Un carnage qui doit être stoppé. Et la loi européenne doit donc être appliquée. Sibelle, vous vous en doutez, ne partage en rien ces analyses.
« Certes, il m’arrive d’être agacée par les allées et venues de quelque mésange entre le bolet et le buisson de buis qui jouxte l’abri de jardin où tu ranges tes outils. Certes, je suis de temps à autre fatiguée de devoir supporter les sérénades de je ne sais quel merle moqueur ou intriguée par les mouvements saccadés d’un rouge-gorge fier comme un paon qui semble me défier depuis le sommet d’une branche de lilas. Mais jamais, tu m’entends, jamais il ne me viendrait à l’esprit de lever la patte sur un oiseau » a plaidé Sibelle. Je n’ai rien répondu, finalement assez perplexe quant à savoir qui serait le plus pénalisé par une application de cette disposition européenne : Sibelle, privée de sortie ad vitam aeternam, obligée de ronger son frein et ses griffes derrière les fenêtres ou de noyer son chagrin en zappant des heures devant le petit écran ? Ou moi, son maître, dès lors surveillé, espionné, épié 24 heures sur 24 par une boule de poils qui n’aurait plus d’autre occupation que de me coller aux basques ? Je n’ai rien répondu. J’ai fait glisser la porte vitrée coulissante de la cuisine et Sibelle est sortie. Elle est partie aussitôt se positionner sur le mur en pierre sèche. La queue en point d’interrogation, les moustaches au vent, le regard fixé sur je ne sais point de l’horizon. Pardon, mais je n’imagine pas d’autre vie pour elle. Ma lâcheté est sans nom. Pour Sibelle, il ne peut y avoir d’autre destin que libre. »