Sibelle en mode télétravail
Chaque samedi, l’actualité lotoise vue par Philippe Mellet et surtout par ses chats.
C’était en début de semaine. Vers 7 heures et demie. Le jour se levait. Il y avait encore quelques halos de brume sur le causse. Allez savoir pourquoi, sans doute un pressentiment, je me suis approché de la petite fenêtre donnant sur l’arrière de la maison. Et là, une scène magnifique m’a dopé le moral pour la journée. Deux chevreuils somme toute assez dodus s’étaient rapprochés du village, descendus du puech et des bois pour brouter en toute tranquillité la bande herbeuse qui longe la rue haute. Ils étaient à 25 mètres maximum de la maison. Autrement dit trois fois rien. Mais à ce moment, cela paraissait une immensité. Protégé par le double-vitrage, j’ai observé les deux cervidés. Et tout à coup, stupeur. Juste à la lisière de la petite forêt, pour ne pas dire du maquis, juste entre les deux chevreuils, une tâche blanche au pied d’un arbuste, une petite statue immobile. C’était Sibelle. Sans doute avait-elle été surprise au cours de sa petite balade matinale, arpentant ce bout de territoire communal qu’elle a fait sien. Alors, par précaution, ne pouvant changer de robe et de couleur à la manière d’un caméléon, elle avait choisi la posture la plus adaptée. Apeurée ? Je ne crois pas. Mais prudente, certainement, et peut-être elle-même conquise par ce spectacle inattendu. J’ai observé la scène cinq bonnes minutes. Et soudain une voiture a amorcé un virage pour remonter la rue haute. Autant dire l’équivalent d’un avion de chasse passant le mur du son à basse altitude pour nos deux chevreuils. Qui se sont carapatés vite fait bien fait en bondissant pour regagner le cœur du maquis. Sibelle a fait comme si de rien n’était, ne jetant pas même un regard vers les fuyards. Elle a repris son chemin. A son retour, je n’ai rien dit. Elle non plus.
Ces petits moments de bonheur, on peut parfois en goûter d’autres, tout aussi simples, mais ô combien rassérénants. Quand on s’offre une parenthèse sous forme de sieste. Chacun sa recette en la matière. Nelly Blaya, photographe au Conseil départemental et artiste de talent, livre la sienne. « Choisir un endroit exact, me coucher par terre, ne plus être debout, active, tendue, déchirée, le regard au ciel dans tous les rêves… Fermer les yeux, dormir un peu ; puis les rouvrir subitement et surprendre l’univers allongé près de moi. » Sauf qu’à la différence de vous et moi, Nelly saisit alors un appareil et aime à « photographier cet instant de désordre… Juste pour voir autrement ». Invitée par les Rencontres photographiques de Castelfranc, Nelly expose jusqu’à demain soir, dans la galerie près de la mairie du village, une vingtaine de clichés noir et blanc témoignant de ces expériences. L’ensemble est titré « Eloge de la sieste ». Comment mieux dire ? Nous, avec Sibelle, on a été emballés. Les tirages sont de format presque modeste, comme si déjà nos yeux étaient embués par une torpeur méridienne, mais tout y est : la lumière d’ici, celle qui perce les nuages quand ils s’aventurent sur le causse ou sur les berges du Lot, celle qui se faufile à travers les portes ou à travers les feuillages ou à travers les murets en pierres sèches, celle qui fait revivre un instant une vieille voie ferrée ou des cordages abandonnés, celle qui fait le ciel si clair, celle qui nous emmène vers les songes de toujours…
Une bonne sieste. Voilà bien le message, le conseil qui s’impose au terme de cette folle semaine qui en appelle sans doute d’autres. Je ne souhaitais pas, neutralité oblige, évoquer les élections ou l’actualité liée au coronavirus. Alors voilà. Je vous souhaite de belles et bonnes siestes. Ah, quand même, je dois vous dire. J’ai bien du mal à expliquer à Sibelle le concept de télétravail. « Ce n’est pas faire semblant de travailler en regardant la télé », lui ai-je précisé. Elle m’a fixé d’un air presque méprisant. « Tu ne comprends rien ? J’exprime ma solidarité aux êtres humains confinés et obligés de télétravailler. » Et ça donne quoi ? Eh bien un chat allongé dans le sofa la plupart du temps, se contentant de quelques coups d’œil sur le bolet depuis la baie vitrée avant de se recoucher, avec sans doute le sentiment du devoir accompli. Chacun son « Eloge de la sieste »…
Visuel @DR