Sibelle dit adieu à 2020 (avec soulagement)
Chaque samedi, l’actualité lotoise vue par Philippe Mellet et surtout par ses chats.
Il y a un an tout juste, entre la fête de Noël et la Saint-Sylvestre, entre la poire et le fromage, entre le foie gras et la bûche, entre cadeaux et embrassades, qui, parmi nous, aurait pensé que nous allions aborder un millésime aussi compliqué ? Aussi mortifère ? Anxiogène ? Personne.
« Pourtant, mes cartes de vœux n’avaient pas dérogé à la tradition » se souvient Sibelle. « Santé, prospérité, succès en tous genres, amours et tout le toutim. Je n’avais rien oublié… » Je la rassure. Personne, répétons-le, ne pouvait imaginer qu’au lieu d’un mystérieux astéroïde, c’est un virus invisible à l’œil nu qui allait frapper la planète et transformer l’année 2020 en « annus horribilis ». Soit dit en passant, vérifiant dans mon encyclopédie en ligne que je ne commets pas de faute en écrivant ces deux mots latins, je réalise que l’expression n’est pas si ancienne. Elle date de 1992 seulement, utilisée par la reine Elisabeth II pour qualifier une année marquée par des drames familiaux et l’incendie d’un de ses châteaux, en opposition ou référence à l’« Annus mirabilis », titre d’un poème de John Dryden pour désigner l’an de grâce 1666 (où pourtant la peste sévissait à Londres). Fin de la parenthèse.
Avec Sibelle, soulagés de bientôt tirer le rideau sur 2020, nous avons décidé d’être très prudents au moment de rédiger nos cartes de vœux 2021. On hésite encore entre « Portez-vous bien… » ou, plus laconiquement, « Bonne année ! ». Point. Tout le reste sonnera un brin forcé. Voire imprudent.
Depuis notre repaire, sur le haut du village, à l’orée de la vallée du Lot, nous nous contenterons pour le reste d’observer l’actualité avec philosophie. C’est une consolation, quand les informations sont affligeantes, que d’habiter ici. Que de s’émerveiller d’une brume vaporeuse, cotonneuse, qui confère à la silhouette du château de Mercuès les allures d’un navire flottant sur un océan incertain. Que de se promener aux beaux jours revenus sur le causse et de surprendre, ici ou là, au détour d’un bosquet, la fragile et éphémère beauté d’une orchidée sauvage. Que de flâner un peu plus loin, dans les ruelles nobles de Bélaye, d’Albas ou de Saint-Cirq, peu importe, de se penser immortel ou presque à l’ombre des façades médiévales, et de deviner qu’avant les touristes d’aujourd’hui, des artisans, des gens de peu ou de beaucoup, des hommes et des femmes d’alors avaient droit au même panorama sur la rivière. Que de se réveiller, en été, et de rester interdit par l’audace d’une mésange venue quérir quelque miette sur la table mal essuyée de l’apéro de la veille au soir, sur le bolet. Et je pourrais, avec Sibelle, poursuivre longtemps cette liste de nos plaisirs.
Depuis notre refuge, nous assistons au spectacle du monde sans avoir à payer de ticket, ce qui, en cas de représentation décevante, nous évite de solliciter un remboursement. Pourtant, il est une chose qui est certaine. En 2020 comme en 2021, il y a eu et il y aura quoi qu’il advienne deux ou trois moments dans la journée où, malgré le virus, malgré les deuils et les souffrances de ses victimes et de leurs proches, malgré la crise économique qui l’accompagne, il y a eu et il y aura deux ou trois moments, donc, où nous savourerons, avec Sibelle, d’habiter à deux cents mètres de l’école. Quand des rires d’enfants, se rendant en classe ou de retour de leurs cours, résonneront dans la ruelle, quand certains d’entre-eux esquisseront des pas de danse ou scanderont façon slam les premiers vers de je ne sais quel poème de Prévert ou de Ronsard.
Et mon petit doigt me dit que si l’un d’eux semble bougon, attristé par une mauvaise note, soucieux déjà de devoir faire ses devoirs avant de retrouver ses copains dans le parc, près de la mairie, ou tout simplement déçu que sa maman ou son papa n’ait pu venir à sa rencontre, je sais pouvoir compter sur Sibelle. De son poste d’observation, entre les deux pieds de lilas et le muret du bolet, elle trouvera bien moyen de se donner en spectacle et d’arracher un sourire à ce gamin. Tant qu’il y a des enfants, tant qu’il y a des chats, nous pouvons un tant soit peu nous consoler de la dureté du monde et de la bêtise de certains adultes. Non ?
Prochain rendez-vous le samedi 9 janvier 2021.