Le « préfet des bois », un résistant hors du commun
Maire de Calamane et dirigeant du Palm Beach à Cannes, la vie de Robert Dumas connaît un nouveau tournant en 1940. L’ex-matelot devient très vite un résistant de premier plan dans le Lot. Mais sa postérité demeure contrastée.
Juin 1940. Dans un pays au bord du gouffre, Robert Dumas ne devine pas encore qu’il va devoir bientôt retourner au combat. Maire de Calamane, il marie le 14 juin son ami, l’artiste Francis Picabia ,avec sa compagne de nationalité helvétique, pour qu’elle puisse être en possession de « papiers français » (notre article à lire ici). Les deux hommes se sont connus sur la Côte d’Azur : l’un aime y conjuguer son art avec une vie de bohème et de luxe, dilapidant sa fortune dans les limousines, les soirées de gala et les tables de jeux. Le second est l’un des dirigeants du casino du Palm Beach, à Cannes, et allie rigueur du gestionnaire et sens de l’entregent. Une double vie qui n’est pas secrète mais bien cloisonnée, car à Calamane, dans le Lot, ce notable généreux aime à se présenter comme propriétaire et exploitant agricole (notre second article à retrouver ici).
C’est là l’une des facettes du personnage de roman qu’est Robert Dumas, et sans doute ce qui explique qu’il va, somme toute sans difficulté, bientôt vivre une nouvelle double vie, si l’on ose dire. Quand le casino cannois fermera ses portes puis sera occupé par les Allemands avant d’être bombardé, il pourra rester le maire tranquille de Calamane et, clandestinement, devenir l’une des figures de proue de la résistance lotoise.
En ce sens, le mariage de Picabia est un premier moment de basculement. Car on sait que ce jour-là, le maire prend des libertés avec la règle (les bans ne sont pas publiés, par exemple). Mais c’est pour la bonne cause.
Alors, officiellement, durant quatre ans de guerre, en zone libre d’abord, en zone occupée ensuite, le premier magistrat demeure un maire comme les autres. Qui pourrait soupçonner ce notable tranquille ? On lit par exemple dans Le Journal du Lot du 23 janvier 1941 cette annonce officielle : « Commune de Nuzéjouls. Projet de reconnaissance du chemin rural des Pouses. Extrait de l’arrêté du 2 avril 1941 ordonnant l’enquête. Article 1. – Les pièces composant le projet de reconnaissance d’un chemin rural de la commune de Nuzéjouls resteront déposées pendant dix jours, du 15 avril au 24 avril 1941 à la mairie de cette commune où les habitants pourront en prendre connaissance sans déplacement. Article 2. – A l’expiration de ce délai, et pendant les trois jours qui suivront, M. Dumas, Maire de Calamane, Commissaire-enquêteur, recevra à la Mairie de ladite commune les déclarations écrites ou verbales des habitants sur l’utilité de la reconnaissance projetée. A Cahors, le 2 avril 1941. Le Préfet, Signé : M. BÉZAGU. » Dans le même journal, plus tard, en février 1942, on apprend qu’est admis membre « correspondant de la Société des Etudes du Lot M. Joseph Pech, instituteur à Calamane, présenté par MM. Bousquet et Dumas ».
Rodé à la double vie
Un peu plus tôt, est parue cette surprenante petite annonce, le 21 janvier 1942 : « Perdu environs Camp de Caylus grand chien de chasse, mâle blanc, taché de noir ; collier au nom : Dumas, maire, Calamane (Lot), Tél, 5, Mercuès. Prière informer adresse ci-dessus. Bonne récompense. » Et le 4 mars de cette même année, on apprend qu’« au cours d’une battue organisée par les chasseurs de Pélacoy et de Gigouzac, sous la direction de M. Dumas, lieutenant de louveterie, maire de Calamane, il a été abattu quatre sangliers ».
Enfin, le 10 mars 1943, alors que le département est désormais occupé par les troupes allemandes, Le Journal du Lot observe que parmi les nombreuses personnalités présentes aux obsèques de Roger Couderc (le romancier) à Cénevières, aux côtés d’anciens parlementaires, se trouvait le maire de Calamane Robert Dumas…
L’heure de la guerre venue, celui qui avait déjà double vie (au sens propre, et non vaudevillesque du terme), était rodé à changer facilement de rôle. Les apparences sont toujours celles d’un paisible maire rural et « propriétaire exploitant ». Mais clandestinement, Robert Dumas est déjà entré dans la résistance.
C’est à Cannes qu’il a choisi l’action. Etant alors domicilié à Cannes avenue des Palmiers, il est noté comme membre du mouvement « Combat » de janvier 1941 à novembre 1942. Les responsables locaux certifieront après la guerre à son propos : « Résistant de la première heure, a participé à la propagande et à la diffusion de tracts et journaux clandestins ; a contacté ses amis pour procurer des logements aux agents des services alliés débarqués dans la Région ; lors de son départ de Cannes en novembre 1942, se retirant à Cahors, s’est spontanément mis à notre disposition pour faciliter le passage en Espagne de deux agents alliés dont un était blessé ».
Non seulement en novembre 1942 la zone « sud » a été envahie par l’armée nazie, mais sur la Côte d’Azur, la police de Mussolini pourchasse l’ancien dirigeant du Palm Beach. Alors, désormais à 100 % lotois, le notable se mue en chef de l’armée des ombres.
Organise la résistance dans 14 cantons
Impossible de retracer ce que fut son œuvre immense, mais on peut comprendre son importance au vu des pièces contenues dans son dossier lié à son appartenance à l’ordre national de la Légion d’Honneur. Le document le plus émouvant est sans doute signé simplement… « De Gaulle ». La citation à l’ordre de l’armée de Robert Dumas en date d’octobre 1945 : « Chef de bataillon des FFI de la 17ème RM. A assuré la réception de nombreux parachutages sur des terrains peu éloignés des lieux de stationnement des troupes allemandes. A recruté, armé et conduit à ses maquis plus de 700 hommes. Cerné puis pourchassé pendant 4 jours, a réussi à assurer le repli de son personnel et à sauver toutes les armes et tout le matériel parachutés. A en outre, effectué, dans une région constamment sillonnée par les troupes allemandes, toutes les missions de liaisons, de destructions et d’embuscades qui lui furent confiées. Résistant de premier plan qui, bien qu’âgé de 50 ans, donne à tous un magnifique exemple d’allant, d’endurance, de courage et de sacrifice ».
Un autre document précise : « Prend part personnellement au ravitaillement et au service de sécurité des premiers maquis. Fournit plus de 120 fausses cartes d’identité à la résistance. (En 1944), prend le commandement du secteur sud du Lot et organise la résistance armée dans 14 cantons. Met sur pied 2300 hommes armés et bien encadrés qui dès le 6 juin, effectuent de multiples opérations sur les colonnes et des voies de communication de l’ennemi. A su, par l’exemple de son allant et de son courage, donner à ses cadres et à ses troupes le haut sentiment patriotique qui fut le facteur principal des succès obtenus. »
Un absolu désintéressement
Impossible de citer tous documents, hommages, courriers figurant dans ce dossier. Tous mettent cependant en avant le courage et le sang-froid du chef, son autorité naturelle et les liens qu’il a su tisser avec toutes les composantes de la résistance. C’est ainsi que le 11 août 1944, il est décidé avec l’assentiment de tous, et bien sûr du général de Gaulle en personne et de Jean Cassou, commissaire de la République de la région de Toulouse, que Robert Dumas exercerait les fonctions de préfet et représentant du gouvernement provisoire de la République dans le Lot à la Libération. Ce qu’il advint, une semaine plus tard. Et il occupa cette fonction en bonne intelligence avec le Comité départemental de la Libération jusqu’en janvier 1946.
Après cette longue parenthèse, couvert d’honneurs et de décorations, Robert Dumas reprend ses fonctions à Cannes (où il sera administrateur du Palm Beach puis PDG adjoint) et à Calamane. Après la période 1944-1946 où son adjoint Augustin Dujol (l’oncle du maire actuel) l’avait momentanément remplacé, il y retrouve son fauteuil de premier magistrat. Il le conserve jusqu’à son décès le 3 mai 1970. Par ailleurs, il sera conseiller général du canton de Catus de 1956 à 1967, et vice-président de l’assemblée départementale en 1963.
Chevalier (1946), Officier (1952), puis Commandeur de la Légion d’honneur (1964) – avec comme parrains successifs Jean Rougier (l’immense chirurgien et résistant de Cahors), Marc Granie (secrétaire du Conseil supérieur de la Magistrature et grand résistant) et le général Koenig (général en chef des FFI, gouverneur de Paris à la Libération) -, titulaire de la rosette de la Résistance (1946) et de la Croix de guerre 1939-1945, il voulut être « l’homme de la compréhension humaine et de la réconciliation nationale autour de la personne du Chef de l’Etat pour laquelle il éprouve un grand attachement. Après avoir été l’homme d’une transition difficile, il se retira avec la discrétion et l’absolu désintéressement qui sont une des marques de sa vie » (extrait du Mémoire de proposition pour le grade de commandeur de la Légion d’Honneur, visé par le cabinet du Premier ministre, 1964).
Le « préfet des bois », décidément, fut un héros d’exception. Mais au moment de devenir commandeur de la Légion d’honneur, son dossier mentionne qu’il est déjà, par ailleurs, outre maire de Calamane et vice-président de l’Assemblée départementale : Président du Syndicat des Producteurs de Lait de la Vallée du Lot, Président d’honneur de l’Amicale des Anciens Marins du Lot (voire notre article sur ses six années dans la Marine de 1913 à 1919, à retrouver ici), Président du Comité de Coordination et d’Action de la Résistance Lotoise, Président de la section locale de sa commune des Anciens Combattants, Président d’honneur de l’Association départementale des Anciens Combattants de la Résistance… Et l’on en oublie certainement.
Une postérité modeste
On relève encore les mots très simples mais très justes du ministre de l’Intérieur Adrien Tixier en janvier 1946 quand Robert Dumas quitte ses fonctions de représentant de l’État : « Monsieur le Préfet. Vous avez été appelé à la Libération et dans des conditions particulièrement difficiles, à exercer les fonctions de Préfet du Lot. La tâche qui vous a été confiée était lourde et délicate, mais vous avez su vous en acquitter avec sang froid et autorité. Au moment où vous quittez, comme vous en avez exprimé le désir au mois d’octobre dernier, ces importantes fonctions, le Gouvernement m’a chargé de vous faire part de sa satisfaction pour la mission que vous avez accomplie et de ses remerciements pour le dévouement dont vous n’avez cessé de faire preuve… » Et de conclure en lui annonçant sa nomination au grade de Chevalier de la Légion d’honneur.
Mais une telle vie n’est pas de tout repos. Quand il perd son épouse en 1967, Robert Dumas démissionne du Conseil général. Il n’est plus non plus dirigeant du Palm Beach. Celui qui était surnommé « Paul » dans la Résistance choisit de se retirer dans son village d’adoption dont il est resté le premier magistrat. Il décède à Calamane en mai 1970.
Reste ce mystère. Hors ce surnom de « préfet des bois », malgré le caractère éminent de son œuvre dans la résistance, dans l’histoire contemporaine du département et dans la mémoire de celle-ci, Robert Dumas dit « Paul » n’occupe de nos jours qu’une place modeste. Alors qu’un tel destin semble et se révèle pourtant si romanesque… Certes, l’homme était discret. Mais une autre explication s’impose. Sa carrière cannoise, sa fortune et cette vie soigneusement compartimentée intriguaient et intriguent toujours. Trop, même.
Que cette modeste série d’articles contribue à redonner au héros la place qui lui revient.
Ph.M.
Sources : Archives nationale, base de donnée Léonore, Site Gallica BNF.
Pour approfondir (sur les relations entre le CDL du Lot et le préfet Dumas) : « La création du Comité Départemental de Libération du Lot et ses liens avec les Comités Locaux de Libération entre août 1944 et juin 1948 », mémoire de master 2, Université de Limoges, 2022, Enzo Delpech.