Jeanne Duportal, une pionnière oubliée
Première femme docteur ès lettres, spécialiste des estampes, elle était née à Cahors en 1866.
14 mai 1914. A la une du quotidien parisien Le Journal, figurent un appel aux lecteurs en vue de dénoncer les tares du système électoral en vigueur pour imposer la représentation proportionnelle, une dépêche en provenance de Rome qui fait état d’une éruption de l’Etna ayant détruit quelque 5000 maisons et l’annonce de négociations entre les Etats-Unis et le Mexique alors que de vives tensions demeurent entre les deux pays. 14 mai 1914. Nul ne le devine encore, mais d’ici quelques semaines, la France va entrer en guerre. Un conflit qui va durer plus de quatre ans.
14 mai 1914. A la une, encore, du Journal, un portrait sur une colonne d’une femme qui esquisse un sourire. Les photographies ne sont pas si nombreuses, pourtant, dans la presse de l’époque. Mais cette femme, ce n’est pas n’importe qui ! Le titre de l’article est d’ailleurs explicite : « Une Femme conquiert le Doctorat ès lettres ». Tout aussi explicite est l’emploi du verbe « conquérir »…
« Une grande valeur documentaire… »
Lisons : « Mlle Jeanne Duportal, petite-fille de l’ancien député de la Haute- Garonne et fille de l’inspecteur général des ponts et chaussées bien connu, a affronté et subi, hier, avec succès, à la Sorbonne, les épreuves si difficiles et si redoutées du doctorat ès lettres. C’est la première fois qu’une femme conquiert ce grade de docteur ès lettres. Mlle Jeanne Duportal a présenté deux thèses se rattachant à l’histoire de l’art en France pendant la première moitié du dix- septième siècle et traitant une des plus intéressantes questions de cette curieuse époque, celle des illustrations des livres à figures. Le jury, composé de MM. Henri Lemonnier, membre de l’Institut, Male, Bertaux, Gazier, Reynier et Strowski, a décerné la mention très honorable à Mlle Jeanne Duportal, qui a été, en outre, très vivement félicitée par M. Lemonnier, président du jury. Le public, très nombreux, a réservé une très chaude ovation à Mlle Jeanne Duportal, dont le remarquable et important travail présente une grande valeur, tant au point de vue documentaire qu’au point de vue artistique. »
Son père a aménagé le Lot
Il manque une information, hélas : c’est à Cahors, le… 11 novembre 1866, que cette pionnière a vu le jour. Ses ascendants appartiennent à la bonne société.
Ainsi, outre son grand-père paternel qui fut député, journaliste et préfet, son père lui-même est alors ingénieur des Ponts et Chaussées. Ancien élève de Polytechnique, originaire de Toulouse où il est né en 1837, Henri Duportal est en poste à Cahors du 1er janvier 1865 au 1er juillet 1867, date à laquelle il sera nommé en Corse. De son passage dans notre département, où il est affecté au service de la navigation, on retient la construction des barrages de Floiras, des Masseries (Saint-Géry) et de Valentré. Mais au terme d’une carrière brillante, sur le plan civil comme militaire (il sera du reste fait commandeur dans l’ordre de la Légion d’honneur), l’histoire retient que l’on doit à Henri Duportal, devenu alors spécialiste du chemin de fer, le projet de train à crémaillère pour relier Saint-Gervais au Mont-Blanc (1902) !
A la Sorbonne puis au CNRS
Jeanne, sa fille aînée, a fait pour sa part carrière à Paris. Dans un tout autre domaine. Elève de l’école du Louvre, enseignante à la Sorbonne, et plus tard attachée à la bibliothèque de l’Institut puis au CNRS à compter de 1933, elle s’est spécialisée dans l’histoire des illustrations et en particulier des estampes. « Si secondaire que soit le genre, on ne saurait le négliger », aime-t-elle à remarquer, comme le souligne Pascale Cugy, universitaire qui a consacré un essai biographique à Jeanne Duportal. Elle s’y interroge « sur les méthodes de Duportal et la nature de son apport ainsi que sur sa volonté de faire une place aux « mineurs » et aux « médiocres »… »
Auteur de plusieurs ouvrages, elle fut encore pionnière en devenant chevalier de la Légion d’honneur en 1929 et promue officier en 1953 (parmi les premières Lotoise aussi, donc, à être ainsi distinguées). « Je la vois travailler à la bibliothèque de l’Institut à chaque fois que j’y entre » écrit à cette occasion Emile Borel, chercheur, cofondateur du CNRS et membre du conseil de l’ordre de la Légion (et par ailleurs originaire de l’Aveyron). C’est du reste son épouse, la romancière Camille Marbo, présidente de la Société des Gens de Lettres, qui remettra ses insignes à Jeanne Duportal, restée célibataire. Et qui décède un an plus tard en son domicile parisien, quai Saint-Michel. Sa sœur cadette, Henriette Perrin-Duportal, née en 1869, elle-même auteur d’une histoire sur la place des femmes dans la Révolution puis de livres pour la jeunesse, était morte en 1938.
Une telle vie mériterait peut-être un nom de rue, non ?
Ph.M.
Sources : Portail France Archives, Archives de l’Ecole des Ponts, Archives du Lot, site BNF Gallica.