Gilles de Staal : présence, peinture, plaisir
L’artiste qui exposera cette année à Toulouse du 4 au 16 mai, à la galerie des Carmes, rue des Polinaires, revient sur son travail. Rencontre.
Des pommettes coups de poings et des sourcils broussailleux enchâssent le bleu et la jungle de ses yeux. Un regard qui perce les volutes de fumée de sa cigarette. Gilles de Staal est un cocktail fascinant entre Russie, France, Brésil, écriture et peinture saupoudré de révolution, d’érotisme et de candomblé…le tout réunit à Crayssac, la maison familiale, la commune qui a accueilli son grand-père et sa compagne en juin 1940 et où il vit depuis six ans. Après la librairie Calligramme à Cahors à la fin de l’été 2014, c’est à la galerie des Carmes à Toulouse que le peintre devrait exposer cette année. « Quand j’étais jeune, je dessinais bien, j’avais laissé tomber pris par le militantisme révolutionnaire avant de reprendre le dessin en 1987. J’ai fait une bande dessinée, Europe. Trois rêves. C’est sur le désir, la tentative et le renoncement. Une bande dessinée non publiée. Je suis allé ensuite à Angoulême où ils m’ont pris pour un fou » explique-t-il dans un grand rire. Il illustre ensuite « Le Mort » de Georges Bataille (publié début 98 aux éditions Blanche), expose pour la première fois à la galerie de Nesle en en 1997 suivent plusieurs séries de tableaux « Métropolitaines », « Europes », « Fin de siècle », « Qui est là ? » avant l’exposition manifeste A-A-A, alias « Art Anthropophagie Aujourd’hui » de novembre à décembre 2006 avec l’ami Jaime Zapata. « Beaucoup de gens se sont dits surpris d’une « différence » entre ce qu’ils connaissaient de mes premiers tableaux, comme ceux liés au « Mort » ou ceux « politiques » comme la série « Métropolitaines, et toute une série de tableaux nouveaux que j’y présentais sous le titre général de « Présences », et qui ont pour sujet des intérieurs quasi nocturnes. Des peintures sombres, sans couleurs vives, et en même temps très réalistes au sens où ils représentent des choses, des pièces, des objets qui sont à l’évidence sous mes yeux… donc moins « imaginaires », plus descriptifs pourrait-on dire. Il s’agit en effet d’intérieurs, -et quelques extérieurs -, de là où j’habite, ma maison, ici, à Crayssac. Pourtant, à mes yeux, la différence n’est pas aussi grande qu’il semble. Bien sûr, on peut y voir une différence formelle, dans la gamme des couleurs et d’autres aspects. Mais il s’agit toujours d’une expression figurative, « léchée », où le dessin est très important, et même si la lumière s’y diffuse autrement, son ou ses parcours, et ce qu’elle éclaire ou révèle, a la même importance. Ce sont ces tableaux que j’ai exposés l’été dernier à la galerie de la librairie Calligramme à Cahors » précise l’artiste avant de livrer quelques clés de son travail, de son oeuvre : « Cette série de tableaux, c’est un travail qui cherche à rencontrer, à révéler, ces présences dont se chargent les choses dès lors qu’on les possède… Mais il ne s’agit pas de faire les portraits des fantômes, ou chercher à représenter les êtres dont la présence charge l’ambiance d’une maison… ce serait naïf, et à vrai dire cela n’intéresse personne. C’est un travail sur la « présence » elle-même, cette vérité des objets qui est au-delà de leur apparence immédiate… et cette vérité là, son expérience en apparence intime car sensible, elle intéresse tout le monde. Car au fond, à mes yeux, c’est cela l’objet de la peinture : chercher dans les choses, les sujets que l’on se donne, que ce soit une scène, un portrait, un meuble, un paysage… ce qui en est la vérité. Non pas la vérité scientifique, ou théorique…, pas non plus la vérité apparente, la « ressemblance » ; mais sa vérité sensible, immédiate… qui est aussi l’évidence. Mais comme on le sait, l’évidence c’est ce qui saute aux yeux mais que pourtant, bien souvent, on n’arrive pas à voir. C’est à cela, je crois, que la peinture doit s’attacher. Et si dans un tableau, on arrive à rendre cette évidence sensible pour que chacun s’y reconnaisse, alors c’est réussi, car la tension apparente ou même le malaise que le tableau peut créer se détend soudainement, se relâche, et alors vient le plaisir. Le but de l’art est de prodiguer du plaisir. La peinture, je ne crois pas que ce soit la recherche du « beau », ça ne veut rien dire. C’est encore moins chercher à représenter des choses « jolies », « esthétiques » comme aiment dire les messieurs Jourdain! Je crois que c’est chercher à mettre en évidence cette vérité des choses, cette vérité qui s’y dissimule et dont la révélation provoque le plaisir du dénouement… »
Guerre d’Algérie et brutalité contre les enfants
De nombreux tableaux de Gilles de Staal font référence à des situations qui l’ont profondément marqué durant sa jeunesse : « Il y avait la violence barbare dont étaient victimes les Algériens à Paris, notamment dans les ratonnades dont je me suis trouvé plusieurs fois témoin. Un témoin inexplicablement préservé, injustement puisque moi, je n’étais pas « de type musulman » ; c’était le moment extrême de la guerre d’Algérie. J’étais terrorisé et je savais en même temps que je n’étais pas menacé. Il y avait aussi la brutalité aux limites du sadisme, avec laquelle le monde des adultes, le monde institutionnel, traitait les enfants.»
Il enchaîne sur son inspiration : « Quant à l’imagination, je n’y crois pas non plus vraiment. Je n’en ai moi-même pas beaucoup. Il y a des gens qui pensent que je suis « surréaliste » et ils se trompent, du reste les quelques surréalistes qui sont encore debout ne le pensent pas du tout. Et je ne peins pas ce que j’imagine (on ne va pas se quereller comme des sophistes, bien sûr, je fais des « images »), je peins ce que je vois, ce que j’essaie de voir dans les choses ».
Il a poursuivi le travail de « Présences» avec une vingtaine de tableaux terminés fin 2013. En même temps, il a poursuivi d’autres tableaux, dont une continuation de la « série » de « Métropolitaines » avec « Mort aux vaches » qui a été présenté en 2010 à Malakoff lors d’une exposition avec Jaime Zapata qui se tenait en deux temps, à la galerie d’art de la municipalité, mais avant, dans une salle des jeunes d’une cité HLM de la ville… juste en face de la gendarmerie.
Ces deux dernières années, Gilles de Staal a délaissé quelque peu ses pinceaux et son chevalet, dessinant et jardinant avant de connaitre un déchirement l’année dernière, il revient dessus sans langue de bois : « Et puis, en 2014, surtout, il y a eu pour moi une grande expectative, une grande tristesse, qui m’a laissé désemparé : la guerre en Ukraine. Cela a pris le dessus sur toute autre préoccupation et m’a énormément affecté. Affectivement, culturellement, familialement, j’ai évidemment de grandes accointances avec l’univers russe et plus largement, le monde où a existé l’URSS ; qu’on le veuille ou non, l’Ukraine y est enracinée. Tant ce qui s’y déroulait, et continue de s’y dérouler, que l’incroyable campagne de désinformation de la presse française surtout, mais aussi européenne, l’invraisemblable déversement de discours anti russe, le constat, – terrifiant pour moi -, de la tolérance du « main-stream » médiatique devant la résurgence des forces nationalistes d’inspiration nazie sur les lieux mêmes où s’était accomplie la plus grande partie de l’œuvre d’anéantissement nazie… Que cela ne dérange apparemment aucun (ou presque) de nos journalistes et politiciens, que des organisation paramilitaires se réclamant explicitement des exploits des SS qui ont accomplis les massacres du Lot, de Tulle et d’Oradour sur Glane forment les bataillons de choc – ce qu’on appelle la Garde Nationale – du gouvernement de Kiev, et qu’on le soutienne au contraire urbi et orbi… cela m’a atterré. Et s’il n’y avait que les « idées » ! Mais que l’on considère comme normale, légitime, la guerre de destruction massive, menée sur cette base contre des villes métropoles, aussi grandes que Toulouse ou Bordeaux, et leur population traitée collectivement de « terroriste » pour la seule raison qu’elle ne se reconnaissent pas dans un gouvernement établis sur un coup de force… l’idée qu’on admette tout cela avec le sourire, en Europe et au nom de l’Europe, au même moment où on célèbre-blabla les 70 ans de la défaite du nazisme… j’ai eu du mal à le supporter. J’ai passé l’année 2014 à suivre maladivement, par tous les canaux d’information possible et fiables, cette catastrophe. J’ai eu beaucoup de mal à peindre car au fond, je ne savais plus trop ce qu’il était possible de peindre. Picasso l’a su, en son temps et dans des circonstances un peu comparables, il a peint Guernica. Ma contribution est forcément plus modeste, mais je ne pouvais laisser finir 2014 sans achever un tableau bien triste et pessimiste et qui s’appelle « La nuit tombe ». Il s’agit aussi du départ des oies sauvages. Il ne reste qu’à attendre leur retour au printemps. »