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Cahors (1943-1944) : Un divorce, deux déportés et des zones d’ombre


Moïse Pinkensohn vient de divorcer quand il est déporté en mai 1944. Son frère le fut un an plus tôt. Ils s’étaient réfugiés dans le Lot au début de la guerre.

Cela commence par une énième plongée dans la collection du Journal du Lot conservée aux archives départementales et, fort heureusement, accessible numériquement en format PDF. Dans le cadre d’un travail de recherche, c’est à la période noire de l’Occupation que je m’intéresse. Éplucher ces dizaines, ces centaines de numéros n’a rien d’une sinécure, et peu d’exemplaires contiennent au demeurant quelque brève voire simplement un nom ou une date présentant un intérêt pour ma propre enquête. En revanche, de temps à autre, hors les éditoriaux maréchalistes et la propagande, un article m’intrigue. Ce jour-là, c’est l’équivalent de ce que l’on appelle désormais dans le jargon de la presse une annonce légale. Dans l’édition du 29 janvier 1944 est publié cet avis : « ÉTUDE DE MAÎTRE JEAN MERIC, avoué à Cahors. D’un jugement rendu par défaut, au profit de : M. PINKENSOHN Moïse, dit Michel, de nationalité française, ainsi qu’il résulte d’un décret paru au Journal Officiel du 24 mars mil 1925, demeurant à Cahors, boulevard Gambetta, contre : Dame SCHILOVITZ Eugénie, sans profession, épouse de Monsieur PINKENSOHN Moïse, la dite dame domiciliée de droit avec ce dernier, boulevard Gambetta, par le Tribunal de première instance de Cahors, le 25 novembre 1943, enregistré et signifié le 22 janvier 1944, par ministère de Me Fauvel, huissier à Cahors, Il appert que le divorce a été prononcé entre les époux SCHILOVITZ- PINKENSOHN au profit du mari et aux torts et griefs de la femme. Pour, extrait, signé : Jean MERIC. La présente insertion est faite en vertu d’une ordonnance de M. le Président du Tribunal de première instance de Cahors, rendue en date du 22 janvier 1944, enregistrée. »

Vichy et les divorces, une politique paradoxale

Deux éléments nourrissent ma perplexité. Dès 1941, dans la droite ligne de son idéologie, le régime de Vichy a drastiquement complexifié les procédures de divorce. Pour favoriser la sacro-sainte famille. Une exception a été prévue : quand il s’agit de « casser » juridiquement les liens du mariage entre une personne « non juive » et une personne « juive ». Dans ces cas-là, le divorce est considéré comme bénéfique pour la « pureté » de la nation (1). Or, l’annonce publiée le 39 janvier 1944 semble concerner un couple où mari et femme étaient israélites. Par réflexe, je consulte les ressources également disponibles en ligne du Mémorial de la Shoah. Et là, je lis simplement : « Pinkensohn (Moïse), né le 26 décembre 1890 à Bieletz (Russie), décédé le 20 mai 1944 à Kaunas/Reval (Lituanie/Estonie). » Je trouve en outre le fac-similé d’un « reçu » (sic) rempli par les policiers au camp de Drancy en date du 2 avril qui mentionne la somme que l’intéressé portait sur lui après son arrestation lorsqu’il fut incarcéré à Toulouse avant son transfert vers la région parisienne. La fiche confirme l’adresse de Monsieur Moïse Pinkensohn lors de son interpellation : « Boulevard Gambetta à Cahors ».

Mariés juste avant la Première guerre

J’apprends par ailleurs que le convoi funeste par lequel il fut déporté porte le numéro 73, qui a quitté Drancy le 15 mai 1944. C’est le seul à avoir été dirigé vers les pays baltes. On en ignore les raisons. La grande majorité des autres convois ayant Auschwitz comme destination. Seuls quelques-uns des 878 déportés du convoi 73 ont survécu. Dans les archives de l’état-civil de Paris, j’apprends que Moïse et Eugénie s’étaient mariés en février 1913 à la mairie du XIe arrondissement , et qu’ils eurent deux enfants nés en 1914 et 1917. Toujours grâce à Internet, je retrouve le décret de naturalisation de 1925 qui a accordé la nationalité française à Moïse Pinkensohn et à sa femme Eugénie. On apprend que le mari est « industriel ». Reste que leur divorce demeure mystérieux. Je transmets ces informations à Christelle Bourguignat (2), qui a entrepris un extraordinaire travail de recension de tous les hommes, femmes et enfants déportés parce que « juifs ou considérés comme tels » alors qu’ils résidaient, ne serait-ce que temporairement, dans le Lot, entre 1940 et 1944. Et non seulement elle compile leurs noms, mais elle essaie de retracer quelle fut leur vie.

Une transaction retoquée et une dénonciation

Christelle ignorait que le couple avait divorcé. Mais elle me permet de lever très opportunément d’autres zones d’ombre. Ainsi, peut-on affirmer que Moïse Pinkensohn fut recensé à Cahors dès 1941. Par ailleurs, l’historienne Cécile Vaissié avait déjà relevé dans son ouvrage « Cahors et le Lot sous l’occupation » que l’industriel (son atelier parisien produisait des fermoirs pour sacs) avait été l’objet de procédures discriminatoires et de dénonciations bien avant son arrestation. En effet, il avait co-acheté l’immeuble du boulevard Gambetta le 25 octobre 1940, l’autre acquéreur étant une certaine Paulette L. Cependant, une décision préfectorale avait annulé la transaction concernant le premier, car « juif ». En avril 1942, les parts de M. Pinkensohn furent rachetées par le co-acquéreur. L’opération aiguisa certaines aigreurs les plus odieuses. Et une lettre anonyme parvint au Commissariat des Questions Juives. Les autorités validèrent cependant le rachat des parts. Selon Cécile Vaissié, le notaire aurait en effet certifié qu’il n’y avait pas de lien entre les deux acheteurs… On peut toutefois penser que depuis lors, Moïse dit Michel Pinkensohn resta dans le collimateur… Il aurait été dénoncé en mars 1944 par un milicien de Cahors et arrêté par la police allemande le 12 du même mois. On sait hélas la suite. La propriétaire de l’immeuble du boulevard Gambetta (qui avait racheté les parts de M. Pinkensohn), interpellée également, fut relâchée après vérification car considérée comme « aryenne ». Mais un autre drame se noua en parallèle. Le frère cadet de Moïse, Leib (Léon) Pinkensohn, né en 1895, également venu s’établir à Paris mais non naturalisé, exerçant la profession de fourreur, et marié à Emma Schilovitz (la sœur de sa belle-sœur), s’était lui aussi réfugié dans le Lot. D’abord à Cahors (il habite rue Wilson en 1941) puis à Montcuq où il est devenu agriculteur par nécessité. C’est là qu’il fut arrêté. Puis, après avoir été interné au camp de Gurs, il fut déporté vers les camps de la morts par le convoi 51 du 6 mars 1943 parti de Drancy à destination de Lublin-Maidanek.

Une photo sur une tombe à Bagneux

Les derniers éléments transmis par Christelle sont tout sauf anodins. Les frères Pinkensohn figurent tous deux parmi les 122 noms gravés sur le Monument aux martyrs de la Résistance et de la Déportation de la ville Livry-Gargan, en Seine- Saint-Denis, où la famille Schilovitz possédait une propriété (3). Par ailleurs, sur la tombe de la famille Schilovitz du cimetière de Bagneux, a été apposée une plaque avec photo honorant la mémoire de Moïse dit Michel (notre illustration). Enfin, pour ne pas dire surtout, voici ce qui a été trouvé par Christelle aux Archives de Caen (Service historique de la Défense – Division des Archives des Victimes des Conflits Contemporains). Il s’agit d’une demande d’attribution du titre de déporté politique pour feu son mari par Eugénie Schilovitz : « Je soussigné Mme Pinkensohn Eugénie, née Schilovitz à Varsovie, le 11 mai 1891, épouse de M. Michel Pinkensohn, certifie sur l’honneur ne pouvoir donner aucune attestation concernant l’arrestation de son mari, ne sachant exactement le lieu où il fut arrêté. » En date du 4 février 1952. Le divorce a-t-il été annulé ? Ou considéré comme tel, non valide juridiquement ? S’est-il agi, en 1943, de la part de Moïse dit Michel Pinkensohn, de vouloir par un divorce ainsi protéger son épouse et ses enfants ? Sur tous les plans ? Y compris en préservant des biens matériels à leur profit au cas où ? Aujourd’hui, il n’est pas possible d’être affirmatif bien que cette hypothèse ne soit pas à écarter. On sait simplement que l’épouse et les enfants ont échappé à la déportation. Comme l’épouse et l’enfant de Lieb (dit Léon). Comme on pourrait le lire dans un roman de Modiano, aperçoit-on certains jours l’ombre de la silhouette de Monsieur Pinkensohn remonter le boulevard Gambetta tandis que le soleil brûle les pierres séculaires du Pont Valentré ?

– Nous remercions infiniment Christelle Bourguignat pour son aide. Si vous souhaitez la contacter pour apporter des informations documentées sur la déportation de personnes juives (ou considérées comme telles par les autorités d’alors) établies dans le Lot durant la Seconde guerre, merci de laisser un message à cette adresse mail : deportesdulot@gmail.com

(1) Voir « L’étrange défaire du divorce (1940-1946) », de Julie Le Gac, dans Vingtième Siècle, Revue d’Histoire (n°88, année 2005).

(2) Christelle Bourguignat explique : « Je suis bibliothécaire de profession. J’effectue ces recherches sur mon temps libre, par intérêt personnel pour cette période, pour le Lot dont était originaire une de mes arrières-grands-mères, et pour les déportés du Lot dont le sort est si méconnu. »

(3) Les frères Michel et Léon Pinkensohn (mais écrit sans « h ») ont tous deux leur nom gravé également sur le monument aux morts de Cahors. On y lit aussi celui de Jacques Pinkenson (sic). A ce jour, nous ne possédons pas d’élément le concernant.

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