Sibelle et les terrasses du boulevard Gambetta
Chaque samedi, l’actualité lotoise vue par Philippe Mellet et surtout par ses chats.
Non : ce n’était ni trop tôt (évidemment) ni trop tard, mais lundi, nous ne nous sommes pas précipités chez le coiffeur (même si j’ai besoin d’un bon rafraîchissement, comme on dit pudiquement), ni dans je ne sais quelle boutique de mode, prêt-à-porter ou autre (même si ma chère Sibelle n’aurait pas refusé un petit collier serti de faux diamants pour fêter ce 11 mai historique). Non, à l’heure du déconfinement, je n’ai pas souhaité, pas plus que ma tigresse domestique, aller jusqu’à Cahors. Je le regrette fortement pour les commerçants qui sont confrontés à une crise plus que difficile. Et pour cause. Le temps n’est pas encore venu de profiter de ce qui me manque le plus : boire un verre en terrasse, regarder passer les touristes en me cachant derrière un journal. C’est un plaisir simple, et qu’importe le flacon, qu’importe la commande et que sur la petite table ronde façon bistrot de la brasserie où j’ai d’ordinaire mes habitudes, le garçon ait posé un café, un « tonic » ou un panaché. Boire un verre en terrasse, profiter de la langueur paresseuse d’un après-midi ensoleillé, isolé dans ma bulle et pourtant si présent dans la petite foule de la ville : voilà l’ivresse qui me manque. On nous dit que ce devrait bientôt être possible. Alors j’attends. Et Sibelle avec moi.
Je continue de télé-travailler (un mode de fonctionnement professionnel que je pratique depuis plusieurs années déjà). Sibelle poursuit ses balades dans le jardin et les alentours. Une légère augmentation du trafic automobile dans notre rue, on doit être passé de 1 à 2 voitures par heure. Quelques allées et venues annonçant la rentrée des classes. Pour une partie des élèves en tout cas. Et puis c’est tout. Ah si. Une distribution de masques dans le cadre de l’opération initiée par le Conseil départemental. Et voilà. Notre vie n’a pas été bouleversée. Pas encore. Il y a d’autres petites choses qui nous manquent encore pour nous sentir vraiment déconfinés. C’est une sorte de poids dont on n’est pas encore débarrassé. Les lettrés évoqueraient une épée de Damoclès. Plus simplement, disons une espèce de sentiment que si l’on voit le bout du tunnel on comprend qu’il reste encore quelques longs hectomètres avant d’en être sortis. Pour de bon. « Tu sembles bien sombre » remarque Sibelle. Pas faux.
Il est vrai que j’ai aussi célébré, à ma manière, un anniversaire. J’ai fouillé dans la boîte métallique des vieilles photos de famille. Cela m’a projeté 80 ans en arrière. L’exode de mai 1940. Sur les photos, j’ai revu mon père et ses parents en mars ou avril, puis les mêmes, quand ils se sont retrouvés après plusieurs mois de chaos. Entre-temps, ma grand-mère malade avait été dirigée vers Pau, mon grand-père rappelé sous les drapeaux avait tenté comme d’autres de défendre la Meuse devant les troupes allemandes avant de se replier, et d’être fait prisonnier. Il attendra décembre avant de s’échapper via une supercherie du camp d’Amboise d’où il craignait d’être redirigé vers l’Allemagne. Et mon cher papa ? A 7 ans à peine, avec son oncle René et sa tante Alice, il avait pris la route, à l’arrière d’une Renault, direction les Deux-Sèvres. Il se souviendra toute sa vie d’un Stuka survolant la file des réfugiés et dont les rafales de tir avaient provoqué la chute d’un arbre. Après quelque temps à Parthenay, on l’avait mis dans un train pour Pau. Il ne parla jamais beaucoup de tout cela ensuite. Comme si la cicatrice n’avait jamais vraiment été refermée. Au contraire de beaucoup d’Ardennais, avec ses parents, pour mille raisons, il ne rentra à Sedan, sa ville, leur ville, ma ville, martyre en toutes, trois guerres de suite victime des errements de nos chefs (1870-1914-1940), qu’au printemps 1943. Je devine que parmi ses chagrins inconsolables, parmi ses blessures toujours restées vives, il y en avait une, intime, indicible. Une forme de deuil dont on ne souhaite s’entretenir avec quiconque, craignant qu’il semble presque dérisoire parmi toutes les horreurs que charria la guerre et dont tout un chacun prit lentement conscience jour après jour. Comme le fait, ainsi, que parmi ses camarades de classe, il n’en revit jamais certains (le petit Samuel, la fille du docteur, la belle Sarah).
Ce deuil intime, mon papa, quand il rentra dans les Ardennes, c’est qu’il ne revit pas ses petits chats chéris. Mascotte et Pompon n’avaient pas pris la route de l’exode. Il y avait déjà assez de bagages dans la petite Renault. Qu’étaient-ils devenus ? Comment avaient-ils tenté d’échapper aux Panzers ? Aux rafales de mitraillettes ? Où s’étaient-ils terrés durant les quelques jours de la guerre- éclair ? Jean-Marie ne le sut jamais. Sibelle vient se lover sur le sofa et pose sa tête contre ma poitrine. Elle cache ses larmes tout en me réconfortant. Je lui glisse à l’oreille que l’été nous réchauffera bientôt l’âme. Nos parents et grands-parents en ont vu d’autres. On se déconfinera dans quelques jours, ma belle Sibelle. Et pour de bon : nous irons défier les angoisses de ces temps délétères sur le boulevard Gambetta ou près des Halles. On boira un verre en terrasse. Et l’on se dira que Mascotte et Pompon ont réussi à survivre. Comme nous. Parce que l’espoir, c’est notre seule mais belle richesse.
Photo @DR