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Vichy, nouvelle lecture d’une dictature

Un ouvrage de référence qui met en exergue des Lotois aux destins (très) opposés.

L’histoire est une science humaine, donc une science vivante, jamais figée. Parce que des chercheurs parviennent sans cesse à mettre au jour des documents de tous ordres, parce que des archives s’ouvrent après des décennies de secret, parce que de nouvelles techniques, aussi, et le recours à l’informatique et à Internet, permettent de mieux croiser les sources, de mieux repérer dans des fichiers de noms, dans des textes juridiques, dans des cartes ou des photographies, un mot, un détail, qui permettent de relire ce que l’on savait sur un sujet de manière différente, ou, à tout le moins, d’ajouter une petite pièce à un puzzle jamais achevé.

C’est évidemment le cas s’agissant de la Seconde guerre et en France, de la « parenthèse » que constitua le régime de Vichy, ou de l’État Français, après le vote des pleins pouvoirs au maréchal Pétain. Dès lors, la parution aux éditions Tallandier de « Vichy / Histoire d’une dictature – 1940-1944 », sous la direction de Laurent Jolly, est un événement majeur. Une dizaine d’historiens dressent un état des lieux des connaissances et analyses sur cette période en s’en tenant d’abord et avant tout aux faits, aux acteurs et à ceux qui les conseillaient ou qui exécutaient leurs ordres. En cela, cette somme qui n’oublie aucun volet _ quand bien même sera-t-elle à son tour amendée dans dix ou vingt ans, tant il reste encore à découvrir et comprendre _ est d’ores et déjà une référence.

Un effondrement sans précédent

L’introduction générale donne le ton : « Plus de quatre-vingts ans après sa disparition, le régime de Vichy continue de hanter la mémoire collective. La rapidité avec laquelle la démocratie française s’est effondrée, à la suite de la déroute militaire de 1940 puis de l’occupation des trois cinquièmes du territoire par l’armée allemande, demeure un traumatisme dont notre nation ne s’est jamais complètement remise et une source d’interrogations toujours actuelles. En l’espace d’une poignée de semaines, en juin-juillet 1940, la France, l’une des plus vieilles démocraties et l’une des premières puissances mondiales, considérée depuis 1789 comme un phare de l’humanité, et dont l’armée était réputée la plus forte d’Europe, la France a abandonné son alliée, la Grande-Bretagne, la laissant seule aux prises avec un ennemi mortel. Puis, sans coup férir, elle a remplacé sa république parlementaire par un régime dictatorial, établi dans la petite ville d’eaux de Vichy autour du maréchal Pétain, gloire nationale de 84 ans, nanti d’un pouvoir absolu, et de son successeur désigné, Pierre Laval, 57 ans, vieux routier de la vie politique et affairiste notoire. Un effondrement d’une telle ampleur, dans un pays comme la France, n’avait pas de précédent. »

Les signes avant-coureurs de cet effondrement à compter de 1934, puis l’établissement du nouveau régime, son fonctionnement, ses acteurs et figurants, ses rouages et luttes intestines, son aspiration à collaborer et à imiter l’ennemi dans ses entreprises criminelles les plus infamantes (lois et rafles antijuives), puis le tournant du STO, le retournement de l’opinion, l’isolement et enfin l’inexorable chute… Tout est disséqué, expliqué et l’originalité de Laurent Joly et de ses collègues est ici d’avoir choisi comme fil rouge plusieurs journaux intimes d’observateurs ou acteurs de premier plan, tels celui du pasteur Boegner, proche de Pétain, de l’intellectuel juif Léon Werth, du romancier diplomate et collaborateur Paul Morand, entre autres.

L’hommage à Pierre Laborie

Au fil des pages, le lecteur d’ici croisera deux figures lotoises. Comme bien sûr, hélas, le sinistre Louis Darquier de Pellepoix, dont la folie antisémite est telle qu’il apparaît comme une marionnette affligeante, mais criminelle _ Laurent Joly lui consacra un de ses premiers essais dès 2002 (*) _. « C’est finalement au commissariat général aux Questions juives qu’est confié le soin de propager la bonne parole antisémite sur les ondes de la Radiodiffusion nationale. À partir de la fin du mois de septembre 1942, un programme intitulé « Le problème juif en France et dans le Monde » est diffusé trois fois par semaine, de 21 h 50 à 22 heures. Louis Darquier de Pellepoix s’y exprime en personne. Il tente de ridiculiser les réactions de pitié soulevées par les rafles et les déportations de juifs. « Le refoulement vers leur pays d’origine des Juifs apatrides et de certains étrangers provoqua en France des réactions assez vives, immédiatement amplifiées et orchestrées par la propagande juive. Le monde retentit à nouveau des grands bobards juifs « de la conscience universelle », « des atteintes à la personne humaine », de « la persécution sadique de malheureux sans défense », etc. », ressasse-t-il encore en décembre, comme un aveu d’échec. Manifestement, le programme est peu suivi. Les riches dossiers du commissariat général aux Questions juives n’ont conservé que très peu de lettres d’auditeurs. L’une des rares personnes qui écrit à Darquier se moque ainsi de lui : « Les Juifs sont sales et ne parlent correctement aucune langue », dites-vous. Nous sommes convaincus que vous êtes bien lavé et que vous parlez correctement l’allemand. Nous restons à l’écoute pour votre prochaine « coserie » ».

Mais une autre personnalité du département est mise à l’honneur, celle de l’historien Pierre Laborie (**) : « Depuis (ses) travaux , l’étude du régime de Vichy ne se conçoit plus sans celle de l’opinion publique. À cet égard, les recherches actuelles confirment les analyses pionnières du grand et regretté historien : une population attentiste mais, dans le secret des âmes et des correspondances privées, rapidement hostile au régime et majoritairement anglophile ; le choc de l’été 1942 provoqué par les honteuses rafles antijuives ; l’attente fébrile de la Libération à partir de 1943 ; la hantise, jusqu’au bout, de la guerre civile. Ces études révèlent des micro-inflexions et une mobilité plus grande des réactions de l’opinion. Analysant de manière neuve la mise en place du travail obligatoire en Allemagne (le STO) au dernier trimestre de 1942 et au début de l’année 1943, Raphaël Spina (un des historiens ayant œuvré aux côtés de Laurent Joly, NDLR) dépeint ainsi une population frappée de léthargie et une soumission initiale, quasi générale, des requis. Ce n’est qu’après l’été 1943 que l’on désobéit massivement. »

Alors que Cahors s’apprête à inaugurer son nouveau musée de la Résistance (en juin 2026), ce livre majeur a tout d’une opportune leçon. Mais qui se veut aussi un rappel salutaire. On se souvient que Laurent Joly fut l’un des historiens les plus prompts à se dresser publiquement contre les tentatives plus ou moins habiles ou grossières visant à présenter Pétain comme ayant tenté de sauver les Juifs français (***). Il n’est pas surprenant dès lors qu’en conclusion, l’ouvrage se veuille « une réflexion puissante sur les conséquences funestes de l’amoralité en politique et des conclusions historiques qui interrogent notre présent ». Et le clou est ainsi enfoncé : « L’extrême droite nationaliste, délégitimée à la suite des crimes du nazisme et de ceux des régimes collaborateurs, fascistes ou fascisants, en Europe, est revenue en force en Occident, avec la même haine foncière des idéaux d’égalité et de liberté, le même mépris de l’État de droit, la même tendance à désigner des boucs émissaires. Prêcher l’union, mais établir comme priorité la nécessité de mesures réprimant certaines catégories de la population, tel est le credo de l’extrême droite, hier comme aujourd’hui. Vichy en a donné, en France, un avant-goût amer, que certains voudraient faire oublier. »

Ph.M.

« Vichy / Histoire d’une dictature – 1940-1944 », sous la direction de Laurent Jolly, éditions Tallandier, 26,50 euros.

(*) Darquier de Pellepoix et l’antisémitisme français, Paris, Berg International, 2002.

(**) Pierre Laborie (1936-2017) : né à Bagnac-sur-Célé et décédé à Cahors, il fut professeur émérite d’histoire contemporaine à l’université Toulouse II-Le Mirail, et directeur d’études à l’EHESS. Pierre Laborie était spécialiste de l’opinion publique sous le régime de Vichy. Son ouvrage L’opinion française sous Vichy : les Français et la crise d’identité nationale, 1936-1944 a été réédité dans la collection de poche Points Histoire (Seuil).

(***) La Falsification de l’histoire : Eric Zemmour, l’extrême droite, Vichy et les Juifs, Paris, Grasset, 2022.

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