Les bouteilles à la mer de juillet 1940
Il y a 84 ans, des dizaines de milliers de réfugiés sont toujours dans le Lot. Ils s’inquiètent, surtout quand ils n’ont pas de nouvelles de leurs proches. La presse locale relaie leurs appels.
14 juillet 1940. A Londres, le général de Gaulle passe en revue quelques centaines d’hommes. Des militaires issus du corps expéditionnaire de Norvège qui se sont ralliés à lui, et les premiers héros qui ont entendu son appel et l’ont rejoint en Angleterre. Le défilé est la première manifestation publique de la France libre.
En France même, l’heure est au deuil. Depuis Vichy, le maréchal Pétain devenu « chef de l’État français » a donné des ordres clairs. Dans Le Journal du Lot, le communiqué annonce la couleur. « Le gouvernement a décidé que le 14 juillet, fête nationale, devait, cette année, être marqué du signe du deuil et du recueillement. Il en sera ainsi dans les établissements d’enseignement à tous les degrés. Partout les maîtres rassembleront leurs élèves et, après avoir rappelé notre défaite, exalté le courage des combattants de 1914-1918 et de 1939-1940, ils demanderont à la jeunesse de se donner de toute son âme à la tâche du relèvement. Ils l’inviteront au travail, à la discipline, à la confiance dans l’avenir de notre patrie. Ils lui montreront qu’elle a pour mission de former la France de demain. Tous sont invités à assister à la cérémonie qui aura lieu près du monument aux morts et aux services religieux célébrés dans les églises des différents cultes. » Aux ordres, la mairie de Cahors décline le programme local : « Ce 14 juillet, ainsi qu’il est précisé par une instruction de M. le Préfet du Lot, sera journée de recueillement et de piété civique. A 10 h 45 du matin, les Cadurciens voudront bien se rassembler autour du Monument aux Morts. Une cérémonie religieuse à la Cathédrale prolongera le rassemblement. »
Pour les flonflons, les confettis et cotillons, pour les bals et les aubades, il faut attendre. A Cahors comme ailleurs dans le pays désormais coupé en deux, plusieurs longues années d’occupation, de collaboration, de persécutions, de privations, mais aussi de chagrin puis de rébellion et de résistance, de sacrifices et d’héroïsme attendent des millions de Français.
70 000 réfugiés à Cahors
Du reste, le pays est encore en plein chaos. A Cahors même, où l’on dénombrait quelque 70 000 réfugiés à la mi-juin, juste avant l’Armistice, nombre de ceux-ci sont encore présents, dans l’impossibilité de rentrer chez eux, quand leur domicile n’a pas été affecté par les combats où ne se trouve pas en zone interdite, et surtout sans nouvelles de leurs proches. Ils sont certes installés soit dans des logements de fortune, soient accueillis chez des particuliers ou dans des institutions, mais le courrier est encore erratique, et le téléphone sonne dans le vide.
Alors, courant juillet, Le Journal du Lot leur ouvre ses colonnes. Déjà favorable au régime de Vichy _ même si cette formule n’est pas encore usitée _, le tri- hebdomadaire n’est pas cependant insensible à leur détresse. Il publie leurs appels à l’aide. Le temps d’une dizaine d’éditions, la rubrique s’intitule « Pour ceux qui se cherchent ». Avec cette explication : « Nous reproduisons ci- dessous une liste d’évacués qui résident à Cahors ou aux environs, afin de permettre le regroupement des familles dispersées. » Suivent des centaines de noms, prénoms, avec parfois une profession, la commune d’origine, et l’adresse provisoire. Ces sont d’improbables bouteilles à la mer. S’il faudrait un hasard quasi miraculeux pour que l’on retrouve ainsi un mari, une épouse, des enfants, on peut espérer en revanche que cet SOS soit lu par un voisin, un collègue, un parent même éloigné.
En voici un extrait. « Gradon Henri, de St-Parres-les-Saules, retr. Chaource (Aube), Ecole Doumer à Cahors / Georget André, de Tonnerre, près Sens, Ec. Doumer à Cahors / Girard Suzanne, de St-Dizier, instit. St-Dizier, rue Jean- Vidal à Cahors / Gabriel, Dir. Ec. honoraire, 45, r. de Toulouse à Cahors / Germonio Henri, de Thil, dét. au C.C.P. de Chartres / Gosse Octave, de St-Leu- la-Forét, menuisier Bessancourt, Robinson à Cahors / Guir Marcel, Pré St- Gervais, Bat. du Génie de la brigade mixte / Gullien-Régnier Gabrielle, s.p., chez M. Ortal, Lagardelle par Puy-l’Evêque (Lot) / Godart Ernest, planton salle des Serv. D.A.3 à Lalhenque (Lot) / Gaymard Gérard, Mme, chez M. Gerry à Nasbinals (Lozère), Eclairage général à Cahors / Galliègue Jean, de Honnechy, Maubeuge, à Tours / Garaud Lucie, de Paris 19e, s.p. Paris, Sœurs de Nevers à Cahors / Gallée Robert, de Paris, E. Comce Taverny, à La Barthe / Guillemette Achille, Dépôt 31 à Espère / Gas Raymond, Dépôt 31 à Mercuès / Gerecke Andrée, de Metz, Inf. Pantin, à Calamane (Lot) / Harlet Berthe, de Compiègne (Oise), s.p Perreux, B. Toulouse à Cahors / Hachler, chez Alvado Joseph à Villesèque (Lot) / Hochet d’Equerdreville (Manche), s.p. Compiègne, B. Aviron à Cahors. »
Grande angoisse, petite annonce
Ces publications sont, vraisemblablement, gratuites. Pour autant, il est des réfugiés que l’angoisse pousse à produire un effort supplémentaire. Ainsi, le 10 juillet, est publiée une petite annonce. « SERAIS RECONNAISSANTE aux personnes qui pourraient donner renseignements sur Lieutenant DUDEBOUT Léon, du 91e R.I., de Mézières. Mme Dudebout, 3, rue Cathala-Coture, Cahors. » Nous ignorons si Madame Dudebout a pu recevoir alors quelque réponse. Plus de 80 ans plus tard, nous avons donc cherché à savoir.
Avec Internet et la numérisation toujours croissante d’archives multiples et de bases de données, nous avons pu en quelques heures renouer des fils qui, en juillet 1940, semblaient si distendus. Nous avons eu accès à des registres d’état-civil, à des historiques régimentaires, à des articles de presse. D’où il ressort qu’à la mi-juillet 1940, le lieutenant Léon Dudebout est toujours vivant après avoir combattu dans les Ardennes, où avec ses hommes, il a été projeté au cœur de la bataille, tentant avec courage de contrarier (à défaut de contrer) l’attaque allemande au mois de mai.
Les héros du Mont-Dieu
Stationné près de Forbach durant la Drôle de Guerre (de septembre 1939 à mai 1940), le 91ème régiment d’infanterie est appelé à la rescousse. Dans « La Hure » – allusion à la préfecture des Ardennes, où il était basé jusqu’en 1939 -, le bulletin de l’Amicale des anciens du 91ème qui paraît dès 1945, on lit le récit suivant. « Un peu avant midi, le 14 mai, le régiment reçoit l’ordre de se porter à la lisière nord du bois du Mont-Dieu. Il fait un soleil éclatant et les avions ennemis survolent continuellement au dessus de nos têtes. Impossible de camoufler le mouvement et quelques unités vont bientôt en souffrir. Passant par Tannay nous croisons de nombreux fuyards appartenant à une division qui a subi un choc très violent dans les environs de Chemery. Quelques-uns, par leurs récits effrayants essaient de semer la panique dans nos rangs. Malgré leurs yeux hagards et leur air bouleversé, ils n’auront cependant pas prise sur des « Sangliers » déjà aguerris par leur séjour d’hiver dans le secteur de Forbach. Toutefois la résolution de nos hommes reste grave. Le danger est tout proche et les chapelets de bombes qui s’égrènent à courts intervalles le rappellent violemment. A quelques centaines de mètres à notre gauche, sur une route parallèle, les voitures paysannes d’évacués avancent lentement et, misérablement, servent de cibles faciles aux avions ennemis qui les mitraillent sans arrêt. Lentement, mais aussi vite qu’on le peut, nous nous acheminons vers la lisière qui nous a été fixée. »
« En passant devant la ferme des « Tuileries » nous saluons le colonel Jacques qui a installé là son P.C.. Le 3e bataillon atteint en fin d’après-midi le carrefour des Molières où se trouve une maison forestière qui nous deviendra familière les jours suivants. Obliquant vers l’Est il s’en va prendre position sur la lisière qui s’étend de la cote 170 (point de sortie de la route qui se dirige vers Chemery) jusqu’au Sud du hameau Le Vivier. Le 1er bataillon occupe la lisière à l’Ouest de la cote 170. Le 2e bataillon demeure en réserve. Chacun s’affaire aussitôt pour aménager au mieux une position qui n’a jamais été occupée par une unité de combat. Tout est à faire, c’est-à-dire qu’il faut creuser les emplacements de tir, préparer les abris, établir les liaisons, assurer le ravitaillement. Les difficultés sont nombreuses : le relief du terrain rend l’observation délicate et très limitée, la densité du bois réduit considérablement la portée des E.R. 40 (1), les mortiers ont bien du mal a trouver la clairière indispensable à leur tir… Bientôt d’autres difficultés surgiront : le bois soumis à de violents tirs d’artillerie changera d’aspect en quelques minutes ; les arbres déchiquetés, et les trous d’obus en feront un véritable labyrinthe, bouleversant tous les repères et compliquant de ce fait les liaisons par coureurs. (1) Postes radiotéléphonique portatifs. »
Le Mont-Dieu est un des hauts faits d’armes de l’unité : la bataille aura coûté au régiment 65 tués, 398 blessés et 103 disparus… Le 91ème reste dans la vallée de la Bar, dans les Ardennes, jusqu’au 7 juin. Il se replie ensuite, mais continue à se battre. Dans l’Yonne, le 21 juin, une partie du régiment se dirige vers le Gers, à Saramon. Quelques hommes sauvent le drapeau. D’autres sont faits prisonniers.
Nous ignorons ce qu’il est alors advenu du lieutenant Dudebout. Il ne figure pas dans les listes de prisonniers français détenus par l’Allemagne (des fichiers désormais accessibles en ligne). On peut penser qu’il a été démobilisé durant l’été.
Une vie à enseigner et à transmettre
On retrouve trace du jeune officier dans quelques numéros de « La Hure ». Puis dans des articles de presse. Il a témoigné également auprès d’historiens ayant retracé les engagements du régiment durant les mois de mai et juin 1940. Alors voici… Léon Dudebout est né le 15 février 1913 à Beaurevoir, dans l’Aisne (entre saint-Quentin et Cambrai). Il a certainement étudié à l’école normale pour devenir instituteur. En 1937, il épouse Emilia Grare. Après guerre, d’abord domicilié à Wassigny (dans l’Aisne), il se fixe avec son épouse, également institutrice, à Bellenglise, près de Saint-Quentin, dans le même département. Léon devient même directeur de l’école et prend sa retraite en 1967. En revanche, comme c’est souvent le cas alors dans les villages, il y demeure secrétaire de mairie jusqu’en 1975. Par ailleurs, l’ancien lieutenant qui avait été cité à l’ordre du régiment après les combats de 1940, est président de la section des Anciens combattants.
Léon Dudebout décède en décembre 2008 à l’âge de 95 ans. En 2015, alors que l’école a fermé et que les salles de classe ont été transformées en locaux associatifs, la commune rend hommage à l’ancien directeur, qui avait été fait chevalier des Palmes académiques. Une des salles porte désormais son nom, lui qui s’est dévoué pour le village qui ne compte plus que quelque 400 habitants. Une vie de bien, une vie d’honneur, une vie à témoigner aussi que contrairement à ce que l’on pense parfois, l’armée française s’est rudement battue en 1940. Et quand on lit dans « La Hure » le récit des batailles, des pèlerinages annuels au Mont-Dieu, des réunions d’anciens quand est « réinhumé » un camarade dont la dépouille avait été d’abord enterrée dans les Ardennes, on se dit que son épouse Emilia avait raison de s’inquiéter, en juillet 1940. Mais qu’elle a retrouvé son cher mari avant de couler ensuite, la paix revenue, des jours heureux. Derrière une petite annonce, au-delà d’un destin singulier, se cachait une part de notre mémoire commune.
Ph.M.
Sources : Archives du Lot, Site Gallica-BNF (collection de La Hure »), Archives de l’Aisne Nouvelle.