Le « roman vrai » d’un Lotois sur le premier serial killer des temps modernes
L’historien Emmanuel Dufour se fait romancier pour évoquer Joseph Philippe, qui trucida une dizaine de prostituées sous le Second empire. Un thriller documenté comme une thèse.
« Ce matin, à six heures, Joseph Philippe a subi le dernier supplice, sur le lieu ordinaire des exécutions, en face la prison de la Roquette. Une foule considérable encombrait de bonne heure toutes les rues conduisant à cette place, et, bien entendu, la place elle-même. A un moment donné, l’encombrement était devenu tel, aux abords de l’échafaud, que les agents de la force publique ont dû repousser, non sans peine, la masse compacte des curieux. Le condamné a conservé jusqu’au dernier moment le sang-froid dont il n’a cessé de faire preuve depuis son arrestation. » Ainsi débute l’article que le Journal des Débats consacre, en date du 25 juillet 1866, à l’exécution de Joseph Philippe, condamné à mort pour avoir assassiné une dizaine de femmes. Essentiellement des prostituées, lesquelles vécurent dans l’effroi jusqu’à l’arrestation du premier tueur en série de l’histoire contemporaine en France. Et que nombre de spécialistes surnomment volontiers le « Jack l’Eventreur parisien ».
C’est à ce personnage qu’Emmanuel Dufour consacre son dernier ouvrage. Haut fonctionnaire ayant récemment fait valoir ses droits à la retraite, l’auteur a choisi de livrer un docu fiction. Ou un thriller historique, c’est selon. Passionné par le XIXème siècle, ce registre lui a permis d’une part d’évoquer le Paris comme la province des années 1850-1860 – leur atmosphère, leur décor… – tout comme de retracer le parcours de ce criminel hors-normes. Il connaissait déjà beaucoup de l’époque, à laquelle il a consacré ses précédents livres. Et pour ce qui est de la vie et de l’œuvre (si l’on ose dire) du second, il a étudié les archives (annales judiciaires, presse) relatives aux crimes, à l’enquête, au procès. « Et pour boucher les trous, oui, il y a une part de fiction », admet Emmanuel Dufour.
> Un trésor dans un grenier de Corrèze
D’où un livre qui débute de fait par un long récit et qui comprend ensuite un important appareil critique, toutes les références étant soigneusement sourcées. « Disons que cela représente cinq ans de travail : beaucoup de soirées, beaucoup de week-ends… » Eplucher des archives, cela est devenu presque une habitude. « Originaire de Corrèze, j’ai découvert un jour dans le grenier d’une maison familiale les archives d’un arrière-arrière-grand-oncle, fils de vigneron, qui avait fait carrière à Paris comme avocat, mort en 1865 à l’âge de 41 ans. Personne n’y avait touché depuis. Autant dire que tous ces dossiers et cette correspondance furent un cadeau précieux et une formidable « matière première » pour mieux appréhender la société de l’époque… » explique l’historien et romancier.
Les hasards de la carrière ont fait le reste. Ayant été en poste pendant 20 ans en Haute-Marne, Emmanuel Dufour connaît la région dont était originaire le tueur en série. Reste à percer le mystère. Comment un garçon des froides vallées de l’Est passé ensuite par les régiments d’Afrique a fini par trucider avec méthode des femmes sans défense… L’historien ne se veut pas criminologue : « Il y a les ravages de l’alcool et en l’espèce de l’absinthe (même si son village natal, Villeminfroy est réputé pour sa source d’eau minérale!), mais il y eut aussi un déclic, une peine de cœur, une fracture affective… » avance l’expert lotois. « Tous les témoignages, notamment ceux de l’écrivain Jules Clarétie, qui signa du reste des romans policiers et qui croisa Joseph Philippe avant son arrestation, décrivent toutefois un homme ouvert, certes un peu hâbleur. »
> Il refusa (en vain) toute publicité
Mais chacun sa part d’ombre, fut-elle noire, morbide, absolument injustifiable. Ainsi le tueur en série, contrairement à nombre de ses successeurs, n’était-il pas friand de publicité. Quelques minutes avant d’avoir la tête tranchée, il demanda à ce que ses photographies, parmi les premières de l’encore balbutiante police scientifique, soient remises à sa famille et ne soient pas livrées aux journaux.
Vous craignez de vous ennuyer entre Noël et jour de l’An ? Le livre d’Emmanuel Dufour vous tiendra compagnie. Ames sensibles s’abstenir, certes… Mais au final le défi est réussi. Non seulement le lecteur suit non sans quelques frissons le parcours de l’assassin, mais il arpente les ruelles malfamées du Paris d’antan comme les couloirs du palais de justice, il constate que les rubriques des faits divers faisaient déjà leur miel des anti-héros et des récits où l’on passe des nuits glauques aux cellules de garde à vue en passant par les chambres des maisons coquines et il comprend que l’histoire, la grande, la petite, ce n’est jamais qu’une seule et même science. Même quand on y ajoute un soupçon, et même davantage, de fiction… documentée.
Ph.M.
« L’Egorgeur des bas-fonds », d’Emmanuel Dufour, Lemme Edit, 23 euros.
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